La force du bien
lui-même.
Voici près de seize siècles que les Juifs sont arrivés à Paris, dont la synagogue, décrite par Grégoire de Tours, s’élevait à peu près sur l’actuel emplacement du parvis de Notre-Dame. La Cour de la Juiverie , le quartier des Juifs avant leur expulsion par Philippe Auguste en 1182, occupait l’espace qui fut celui de la gare de la Bastille avant que celle-ci ne cède la place au récent Opéra. Au Moyen Âge, la rue de la Harpe s’appelait rue de la Harpe juive . Sous Saint Louis, le fameux rabbi Yehiel y avait établi sa yeshiva.
En ce temps-là, le cimetière juif s’étendait au croisement des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain. La Grande Synagogue s’élevait rue de la Cité, là où se dresse maintenant l’église Sainte-Madeleine. Elle fut détruite après la deuxième expulsion des Juifs de Paris par Philippe le Bel en 1306…
C’est le 27 septembre 1791 que les Juifs seront enfin émancipés par la Révolution…
Pour moi, la France commence à la gare de l’Est, un matin d’hiver, en 1950. Avec mes parents, j’y suis arrivé à l’âge de quatorze ans, après avoir vécu sous deux systèmes totalitaires : le nazisme et le stalinisme. En fait, je connaissais Paris bien avant d’y venir. Mes guides se nommaient Hugo, Dumas, Flaubert, Balzac, Eugène Sue… Et c’est là que j’ai appris la liberté – en même temps que le français.
Mais j’ai appris aussi la grande rafle du Vél’ d’hiv’, celle de 1942, qui a coûté la vie à des milliers d’enfants juifs – rafle organisée et exécutée par la police française.
Pour mon ami le cardinal Jean-Marie Lustiger, le mystère réside dans cette angoissante question : comment des hommes qui nous ressemblent et qui vivent avec nous, autour de nous, ici, en France, ont-ils pu devenir, et avec tant de naturel, des délateurs, des traîtres, des tortionnaires, des bourreaux ?
L’étonnement du cardinal m’étonne : enfin, si ces penchants permanents pour le Mal n’existaient pas, s’ils ne se manifestaient pas depuis la nuit des temps, aurions-nous eu besoin des religions ? « Dieu créa le Mal , dit le Talmud, et son antidote : la Loi ». En effet, sans la présence du Mal, que signifieraient les commandements : Tu ne tueras point et : Aime ton prochain ?… Serait-on obligé de les rappeler sans cesse aux hommes ?
« Il me semble , écrivait Karl Jaspers [4] , qu’il nous faut considérer toutes ces choses dans leur complète banalité, dans leur trivialité prosaïque, car c’est ce qui les distingue . »
Je crois, moi aussi, que depuis Hitler le Mal s’est installé chez nous, en nous, à demeure. Et malgré les protestations contre les crimes d’aujourd’hui, protestations dues à notre éducation, à notre culture, nous nous sommes résignés à sa présence naturelle et banale. Voilà pourquoi, à rebours d’une telle résignation, j’ai désiré partir à la recherche du Bien, de ses manifestations concrètes, de ses actes. En espérant, en l’absence de réponses globales aux angoisses contemporaines, que ces actes du Bien pourraient enfin, comme toutes les exceptions, devenir exemplaires.
« Je suis maintenant convaincue que le Mal est toujours simplement extérieur, mais jamais radical , écrivait Hannah Arendt, en janvier 1964, dans Encounter. Le Mal n’a aucune profondeur ni aucune dimension démoniaque. Il est capable de dévaster le monde entier précisément parce qu’il se répand à sa surface comme un champignon. Seule la bonté est profonde et radicale . »
C’est dans l’histoire de Pierre Saragoussi que j’ai puisé les éléments de cette réflexion. Pierre Saragoussi n’est pas un Juste, mais un épargné , un rescapé juif de cette période. Conseiller du directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, c’est un homme paisible et doux. Le visage jeune mais le sommet du crâne lisse, il est peu à peu gagné par l’émotion au fur et à mesure qu’il parle. Souvent, il joint du bout des doigts des mains qu’il tient largement ouvertes pour raconter son odyssée.
« Nous avons été pris, me dit-il, le 5 novembre 1942, mes parents, ma soeur et moi, à Paris, au 11 de la rue des Islettes, où nous habitions. C’était le soir, vers onze heures. Deux policiers français en uniforme, accompagnés d’un troisième en civil. En fait, ils venaient arrêter mon père, Juif grec engagé volontaire dans un régiment “
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