La fuite du temps

affaire-là.
     
    — En tout cas, il
y a personne qui va dire que ça change pas à Montréal par les temps qui
courent, affirma Gérard avec une certaine satisfaction. L'Expo qui s'en vient,
le métro qui va ouvrir et le pont-tunnel aussi. Il y a des fois que je me dis
que si mon père vivait encore, il reconnaîtrait plus pantoute la ville.
     
    Pour leur part,
les femmes s'étaient installées dans la cuisine, autour de la table, autant
pour voir à ce que les enfants ne s'empiffrent pas trop que pour échapper aux
discussions futiles sur le sport.
     
    — Moi, quand je
me suis fait arracher les dents, commença Pauline, j'ai perdu seize livres
durant les trois mois où j'ai été obligée d'attendre mes dentiers.
     
    — Moi, une
dizaine de livres, intervint Marie-Ange. Et Dieu sait si j'en n'ai jamais eu à
perdre, ajouta la grande femme maigre.
     
    — Moi aussi, j'en
ai perdu pas mal, mentit Laurette. Je me suis pas pesée, mais j'ai juste à voir
comment mes robes me font.
     
    Florence jeta un
coup d'oeil à sa belle-soeur Jocelyne en
    réprimant
difficilement un petit sourire entendu. Il était bien évident que leur
belle-mère avait perdu très peu de poids durant les trois derniers mois.
Soudain, elle prit son sac à main et en tira un paquet de cigarettes. Elle s'en
alluma une sous le regard vaguement réprobateur de Pauline et de Marie-Ange.
     
    — Tiens, tu fumes
à cette heure? lui demanda sa belle-
    mère qui avait
évité jusque-là d'allumer une cigarette malgré sa forte envie de fumer après le
repas.
     
    — Seulement
pendant que je fais l'école, madame Morin, reconnut sa bru sans aucune gêne.
Fumer une
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    cigarette me
calme quand les enfants me tapent un peu trop sur les nerfs.
     
    — Je te
comprends, l'approuva sa belle-mère, heureuse de trouver une occasion de fumer
sans être la seule femme à le faire.
     
    — Moi, j'ai
jamais essayé, affirma Denise. Il faut dire que Pierre fume pas et j'ai
l'impression qu'il aimerait pas me voir avec une cigarette entre les doigts.
     
    — Ça te fait quel
âge aujourd'hui, Laurette? demanda Pauline Brûlé, hors de propos.
     
    Laurette eut un
moment d'hésitation avant d'avouer qu'elle avait cinquante-quatre ans.
     
    — C'est pas ben
vieux, l'encouragea sa belle-soeur. T'as encore ben des belles années devant
toi. Moi, je me dis que nos enfants sont grands maintenant et ils peuvent se
débrouiller. À cette heure, on a juste à s'occuper de nous autres. C'est
peut-être le meilleur temps de notre vie qui commence à cinquante ans, ajouta
celle qui avait célébré son cinquantième anniversaire de naissance au début de
l'été précédent.
     
    — C'est aussi ce
que je pense, déclara Marie-Ange.
     
    -— Tant qu'on est
en santé, on n'est pas vieux, précisa Laurette.
     
    Durant cet
échange, Denise, Florence et Jocelyne ne prononcèrent pas un mot. Il était bien
évident qu'il s'agissait d'une conversation que des jeunes femmes de leur âge
n'étaient pas en mesure de vraiment comprendre. À leurs yeux, cinquante ans
était pratiquement un âge canonique.
     
    Un peu après
trois heures, Florence et Gilles annoncèrent leur départ. Ils avaient des
devoirs à corriger. Denise et Pierre les imitèrent en précisant que Sophie
avait besoin d'une sieste et que leurs deux garçons commençaient à être un peu
trop agités. Les deux couples venaient à peine de partir quand on sonna à la
porte.
     
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    — Bon. Il y en a
un qui a oublié quelque chose, dit Laurette en se levant pour aller répondre.
     
    Elle eut la
surprise de découvrir devant sa porte Colombe et Rosaire Nadeau.
     
    — Mon Dieu! Mais
c'est de la visite rare, ça! s'exclama-t-elle en apercevant la soeur de Gérard
et son mari. Ça fait une éternité que vous êtes pas venus. Je suis surprise que
vous vous souveniez encore de notre adresse.
     
    L'hôtesse
s'effaça pour laisser entrer Rosaire et Colombe. Cette dernière, vêtue d'un
chic manteau d'automne gris souris, embrassa sa belle-soeur du bout des lèvres
et s'avança dans l'étroit couloir en direction de la cuisine. Un nuage de fumée
de cigarette planait près du plafond.
     
    — Sacrifice! je
me demandais justement si j'étais à la bonne place, dit en riant le vendeur de
voitures après avoir enlevé de sa bouche son cigare malodorant. Je viens de
voir partir Denise et les nouveaux mariés. Est-ce que vous faites une autre
noce aujourd'hui? J'ai eu de la misère à trouver une place pour