La gigue du pendu
habileté époustouflantes.
« Ainsi donc, monsieur, le garçon, le paquet. Qui contient les photographies, vous le savez. Elles appartiennent à une tierce personne, qui est impatiente de les retrouver. Ne faites pas l’entêté, monsieur. Bien sûr que vous savez ! Et moi, je sais que vous les avez. N’est-ce pas, Brutus ? »
Mon compagnon à quatre pattes connaît son nom, aussi a-t-il regardé l’homme de ses bons yeux pleins de confiance.
« Un noble animal, monsieur, au noble nom. Moi aussi, j’ai un nom, Mr Chapman. On m’appelle le Grand Méchant. Ah ! Peut-être ce nom vous est-il familier ? Dans ma prime et tendre jeunesse, je possédais une certaine… réputation. »
Soudain, le mouchoir et ses nœuds se sont retrouvés autour du cou de Brutus. Il s’est mis à se débattre, et j’ai tendu la main pour arrêter ce jeu cruel, mais l’autre l’a saisie, glissant ses doigts entre les miens, les serrant de toutes ses forces entre ses lourdes bagues, m’attirant à lui.
« N’appelez pas l’autre chien, ou celui-ci est mort. Un talent acquis naguère, monsieur. Cela ne s’oublie jamais, n’est-ce pas ? Croyez-moi, je peux m’occuper de cet animal d’une main avant que vous ayez eu le temps de dire ouf. »
Il m’a tiré encore plus près de lui.
« Le Grand Méchant, Mr Chapman. Définition ? Le ramasseur de pommes, monsieur. Le joueur de flûte. Le garrotteur. » Et de tirer un peu plus sur le mouchoir, tandis que Brutus devenait fou. « Je suis plus familier de l’anatomie humaine, mais je ne me limite pas à cela. Je veux ce paquet, monsieur, celui que le garçon vous a remis. »
Il ne souriait plus.
Brutus étouffait, se tordait en tous sens, quant à moi je me débattais sous la poigne du Grand Méchant. Enfin, il a fait la moue et nous a relâchés. J’ai attrapé mes deux chiens et reculé. Brutus, pantelant, les yeux exorbités, restait comme attaché à ma jambe, tandis que Néron émettait un sourd grondement. J’ai frotté mes doigts palpitants, meurtris, qui déjà commençaient à gonfler.
« À présent, êtes-vous plus sensible à nos arrangements, mon cher ? Et aux conséquences ? Vous n’aimeriez pas perdre votre position, monsieur. Surtout par ces temps difficiles, et avec l’excellent crédit dont vous jouissez auprès de tous. Ce serait une calamité, monsieur, si l’on venait à répandre une vilaine histoire sur votre compte. Une rumeur qui détruirait votre réputation. »
C’était désormais un autre homme Sa voix, sa manière de s’exprimer, les mots qui tombaient de sa bouche par torrents, sans interruption. Ni grossiers ni vulgaires, mais comme enduits de beurre ! Il a incliné et hoché la tête, relevé les sourcils. On aurait pu croire à deux relations qui passaient le temps ensemble.
Il voulait le paquet et son contenu. Il avait suivi le garçon, l’avait vu me le remettre. Ergo, je devais le connaître. Il avait essayé d’attraper le garnement, mais une fois encore il lui avait filé entre les doigts. Il était las de toute cette affaire. Nul besoin de répéter les choses, n’est-ce pas ? Si je continuais de m’entêter, les conséquences seraient lourdes pour moi. Il me retrouverait. Il était certain de s’être fait comprendre.
Puis, comme si notre conversation s’achevait sur quelque plaisanterie après avoir sollicité un rendez-vous avec un pasteur, il a lissé son pardessus, rajusté ses bagues, m’a salué puis a dit, souriant en découvrant à nouveau la trace de ses dents et ses gencives roses : « Brutus. Néron. Monsieur. Ce fut un plaisir. Un vrai plaisir. »
Il est reparti avec lenteur, d’une démarche pleine d’aisance, comme si la rue lui appartenait. Pas seulement parce qu’il était si massif que les gens devaient s’écarter sur son passage. Ni parce qu’il souriait et montrait une extrême amabilité. Mais à cause de l’autorité qu’il déployait dans tous ses gestes, de la pichenette au chapeau jusqu’à l’éclat de ses bagues, et même sa façon de porter son manteau, qui ondulait autour de ses chevilles, mais jamais ne touchait une flaque ni n’effleurait une feuille de chou. D’un geste gracieux, il relevait le tissu pour ne pas le salir, pas même l’ourlet. N’importe quel autre homme se serait fait traiter de femmelette dans la rue. Pas lui.
Jamais.
4
Promenade matinale – Les champs de Strong
Cette nuit-là, j’ai très mal dormi, ce qui est rare chez
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