La gigue du pendu
bâtiments. Depuis de nombreuses années je ne connais rien d’autre que la ville, mais il m’est agréable de me rappeler les champs de blé jaunes, l’odeur de la pluie sur la terre sèche ; ces souvenirs calment ma terreur de l’ombre, ils apaisent ma mélancolie noire.
Notre destination à présent en vue, nous avons suivi les charrettes sur le pont, puis la route, jusqu’à une petite barrière avec un écriteau où était noté : « Champs de Strong. Légumes de qualité. Fournisseur de la maison royale. » J’ai ouvert le portillon, et nous sommes entrés. Nous arrivions, et parfois ce simple fait me procure un tel plaisir que j’en retarde un peu le moment ! Mais ce jour-là, mes compagnons étaient partis au-devant, bondissant sur le chemin qui traverse les champs de choux, aussi bien entretenus et ordonnés que la poche d’une veuve. Au bout s’élevait une maisonnette (autrefois logement d’un gardien, je crois, car ces terres appartenaient à un lord, et il y avait aussi un manoir, depuis longtemps détruit), et à la porte se tenait Mr Titus Strong. Bâti comme ses chevaux – épaules larges, tête robuste, l’œil clair –, il partage leur douce nature. C’est le meilleur des hommes. Il doit avoir dans les soixante ans (difficile de savoir, car à mes yeux, il ne change pas), et c’est lui qui m’a offert son amitié et ses paroles consolatrices quand j’en avais le plus grand besoin, aussi je vais le voir dès que je peux.
Nous sommes allés à la cuisine, je me suis assis devant la table bien propre, l’ai regardé couper du pain, du bacon, et me servir une tasse de thé fort. Il a poussé l’assiette vers moi en me disant : « Mange bien et que Dieu soit avec toi, Bob » (car c’est un homme de foi, de confession méthodiste, qui essaie de garder sa religion pour lui) tandis qu’il préparait des restes et un bol d’eau pour Brutus et Néron. Puis il s’est installé en face de moi, a rempli sa tasse et s’est mis à me parler de ses cultures, de ses récoltes, de ce que vont lui rapporter ses choux, et qu’il a acheté des plants de fraisier « pour voir si ça donne quèque chose » cette année. La collation terminée, il a pris son chapeau et son bâton et nous sommes sortis dans la fraîcheur. Les potagers s’étendaient, humides et brumeux, et les choux sortaient de terre, telles des têtes. Nous avons emprunté un chemin, puis un autre, en serpentant, tandis que mon ami m’expliquait « sur cette parcelle, Bob, à côté du gros prunier, je vais essayer de faire des artichauts, cette année, pour voir si ça donne quèque chose ». Ne jamais forcer une récolte, mais soigner le sol et les graines, travailler les rangées à la bêche, épandre du fumier, puis simplement attendre en regardant pousser. Car entre toutes ses qualités, s’il y en a une qui domine, c’est la patience.
« Très bien, Bob, tu sais ce que j’ai envie d’entendre. Est-ce que tu l’as vue, ma Lucy ? »
Brutus et Néron avançaient, aux côtés de Titus Strong, et quand il caressait leur tête ou même les frôlait, ils remuaient la queue de contentement. Et il leur souriait.
« Ce sont tes enfants, Bob. Tu prends soin d’eux, tu les protèges. Tu donnerais ton bras droit pour eux. »
J’ai songé au Grand Méchant et à son affreux mouchoir rouge.
« J’espérais que tu m’apportais des nouvelles de ma petite à moi. Mais je vois que non. »
Il luttait pour contenir sa douleur et s’est mis à tousser bruyamment en se détournant pour dissimuler ses larmes. Cependant son épouse, Grace, l’avait vu en passant la barrière, un panier d’œufs au bras. C’est une femme de très haute taille, au visage que l’on remarque, sans pour autant qu'elle soit belle. Un homme peut se retourner sur elle, mais s’il la regarde trop longtemps, elle est capable de se déchaîner verbalement contre lui.
« Son passé demeure son présent, m’a un jour expliqué Titus Strong. C’était une enfant du cirque, un vrai chat sauvage quand je l’ai connue, avant de la mener vers Dieu. Mais bien qu’Il ait décuplé sa tendresse et son affection, Il n’a pas jugé bon d’adoucir sa langue. »
« Bob, m’a-t-elle salué en souriant, puis elle a pris la main de son mari entre les siennes. Allons donc, mon ami, qu’est-ce qu’il y a ? C’est Lucy, encore une fois ? » Elle s’est retournée vers moi. « Je lui dis sans cesse : on trouvera Lucy quand elle
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