La gigue du pendu
« Marche donc au lieu de courir, Sonny Jim ». Quand Mr Carrier a eu vent de la chose, il a suggéré que puisque désormais tout le monde savait que j’arpentais le quartier au pas de course, je fasse mon entrée sur scène au même rythme.
Bien sûr, les Chiens Malins de Chapman ont déjà un nom, mais un peu plus d’attention de la part du public ne fait jamais de mal, dans le monde du spectacle, et cela pourrait même m’apporter un surcroît de visiteurs à l’Aquarium. D’ailleurs les effets s’en ressentent déjà, et le phénomène sera décuplé lorsque Elenore, la femme pirate sera tous les soirs à l’affiche au Pavilion, car Mr Abrahams m’a une fois de plus redit combien il espérait que l’entreprise de Mr Carrier soit couronnée de succès, ne doutant pas en effet que cela décuplerait mon auditoire à l’Aquarium.
Et puis mon ami Trim s’est enfin laissé convaincre de donner le beau rôle à mes chiens, plutôt que d’en faire des méchants, même si je pense qu’il a fallu à notre cher Will Lovegrove toute une soirée de flatterie aidée par la boisson pour en venir à bout. Voilà un homme dont je suis toujours heureux de serrer la main ! Et j’ai le plaisir de le voir de plus en plus souvent, et pas seulement de temps à autre au Cheshire Cheese dans une salle enfumée, car il a pris l’habitude de se joindre à Trim et moi le matin chez Garraway pour y prendre son petit déjeuner avant les répétitions. Nous coulons des jours heureux, en vérité !
Malgré tout, je ne peux oublier l’odieuse présence du Grand Méchant, et je m’interroge aussi sur le garçon, pourquoi il a rapporté le précieux manuscrit de Trim alors qu’il aurait pu s’en débarrasser en l’abandonnant dans une poubelle. Parfois, le soir, quand je me retrouve seul dans ma chambre, je repense à cette action généreuse, qui m’a placé en première ligne face au Grand Méchant, et il m’arrive de regretter qu’il se soit montré aussi chevaleresque au lieu de brûler le roman de mon ami. Mais bien sûr, ce n’est pas très charitable.
Un matin, nous nous sommes tranquillement rendus au Pavilion, Trimmer, Lovegrove et moi, après un bon petit déjeuner chez Garraway (offert par Trim, qui venait de vendre à ces MM. Barnard un nouveau roman d’épouvante, et nous a appris qu’il avait des ouvertures – « Nous avons des accords ! » – auprès de maisons d’édition de plus grande envergure). La pièce avait presque trouvé sa version définitive, mais seulement au terme de frustrantes semaines de modifications et d’ajouts, et chaque jour tant de scènes apparaissaient – ou disparaissaient – que j’en perdais mon latin ! La semaine précédente, Mr Carrier nous avait annoncé qu’il avait engagé M. Gouffe, l’homme-singe, pour qui le pauvre Trim avait dû créer en un clin d’œil ce qu’il appelait « un rôle normal ». (Naturellement, nous n’avons pas encore vu M. Gouffe, même si beaucoup d’encre a coulé d’ici à Hackney pour faire de sa prestation un événement.) Trim était donc au bout du rouleau, et jurait que jamais plus il ne se lancerait dans un grand spectacle de Noël « nouveau et original », mais se contenterait de faire du réchauffé comme Le Petit Jack Horners ou La Mère Hubbard .
Ainsi va le monde du spectacle. Pour ma part, je me rendais au Pavilion quand on m’y mandait ; je faisais répéter avec le plus grand soin leurs nouveaux tours à mes chiens, ajoutant même quelques nouveautés ; je suivais avec précision mes instructions, et j’avais hâte de récolter les fruits de cette bonne fortune (avec l’espoir et l’anticipation des gens de théâtre). « Comme nous flottons bien, nous les pommes, déclare le crottin de cheval ! », dit souvent Moses Dann, le Désossé. Certes, l’expression est triviale, mais elle m’a toujours fait sourire, surtout quand Dann la chuchote de son filet de voix sifflant, en claquant des dents et en posant sa maigre main sur sa hanche osseuse. Comme il a raison ! Et comme je me délecte de ce petit succès inattendu !
Ce matin-là, Mr Carrier nous a fait venir pour la « dernière lecture » d’ Elenore , et nous nous sommes rassemblés de bon matin sur la scène du Pavilion, tête baissée, car malgré les déclarations de Trim, disant qu’il s’agissait d’« un beau morceau d’écriture dramatique », il n’y avait guère de dialogues, et Mr Carrier, qui nous
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