La grande Chasse
quai de la gare, j'observe le décollage impeccable de mon escadrille. Je la suis encore du regard par la fenêtre du compartiment bondé de permissionnaires. Pour la première fois depuis près d'un an, je laisse mes gars s'envoler seuls, sans moi.
20 décembre 1943.
Lilo est venue m'attendre à Berlin. Nous avons l'intention de nous distraire, de revoir des amis, d'aller au cinéma, au théâtre, à l'opéra.
Nous ne reconnaissons pas « notre » Berlin.
La ville grouille de milliers, de dizaines de milliers d'étrangers : Hollandais, Français, Danois, Belges, Roumains, Bulgares, Polonais, Tchèques, Norvégiens, Grecs, Italiens, Espagnols. Dans le métro, les trams, les cafés pleins à craquer, on entend toutes les langues du continent. Trouver une place dans une salle de spectacles ? Il ne faut même pas y songer.
Toute cette agitation me rend nerveux. Ici, les gens vivent comme si la guerre se déroulait dans une autre planète. Pendant que le soldat du front mène son existence primitive, exposant chaque jour sa santé et sa vie, les Berlinois, authentiques ou d'adoption, s'entassent dans les endroits où l'on s'amuse. Partout règne l'esprit de l'arrière, la mentalité du tire-au-flanc, de l'embusqué, du jouisseur.
Les officiers des services ministériels se pavanent en uniforme de gala ; ils sont nets, soignés, élégants. Une semaine au front, et il ne resterait pas grand-chose de cette élégance parfumée, amidonnée, repassée.
26 décembre 1943.
Noël de guerre, triste, simple, mais si émouvant...
Ce matin, on m'apporte un télégramme :
— Sommes transférés à Wunstorf Falkensamer mort, Sommer blessé. Amitiés. Specht.
C'est le commandant de l'escadre qui l'a envoyé. Il ne me donne pas directement l'ordre de rejoindre, mais je sais qu'il a besoin de moi, après la mort de Falkensamer, chef de la 6e escadrille, et l'indisponibilité de Sommer chef de la 4e, Pour l'instant, je suis le seul capitaine en mesure de voler.
Deux heures plus tard, je suis à la gare. Lilo est très courageuse. En souriant, elle agite son mouchoir...
Vais-je la revoir ?
27 décembre 1943.
Vingt-quatre heures de train, un train bondé et qui s'arrête souvent en rase campagne. A la gare de Wunstorf, un adjudant m'attend avec la voiture. Notre nouveau terrain est en réalité un aérodrome civil, aux installations modernes.
Je me présente immédiatement chez le Vieux. Il me tend la main, essaie de sourire.
— Je savais que vous ne m'abandonneriez pas. Croyez-moi, j'étais désolé d'écourter votre permission. Seulement, j'ai tant besoin de vous.
Je l'examine à la dérobée, pendant qu'il m'expose la situation. Specht est de loin le plus petit de nous tous. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir une emprise totale sur ses pilotes. Aucun autre officier ne m'a fait une impression aussi forte, aussi profonde, que ce petit bonhomme dans sa combinaison usée.
C'est le type parfait de l'officier prussien, dans le meilleur sens du terme. Très dur pour lui-même, il admet aucune faiblesse chez ses subordonnés. Au début de la guerre, il a perdu un œil ; avec celui qui lui reste, il voit tout, comme un aigle.
Specht ne vit que pour une idée : le combat aérien. Il n'a qu'un seul sujet de conversation : les Bœing, Thunderbolt, Mustang et Lightning. Il lui est arrivé de me sortir du lit, au beau milieu de la nuit, pour examiner avec moi tel ou tel détail tactique.
Célibataire endurci, il a interdit à ses officiers de recevoir, serait-ce pour une heure, la visite de leur femme ou de leur fiancée. Malheur au pilote qu'il verrait se promener avec une fille. Il le punirait sur-le-champ.
Au cours des dix derniers mois, il a abattu à lui seul, vingt quadrimoteurs, dépassant ainsi ma liste de plusieurs points. Très calme, il tire avec une précision stupéfiante.
En tant que supérieur, il est très peu commode. Rares sont les pilotes qui n'ont pas eu de prises de bec avec lui. Sans le respect que nous inspirent son palmarès exceptionnel et sa rectitude morale, nous le détesterions cordialement.
31 décembre 1943.
Nous avions projeté un réveillon joyeux, quelque part en ville. Mais vers 17 heures, Specht fait afficher l'interdiction absolue de quitter le terrain. En revanche, il invite les officiers et les pilotes à un grand dîner qui aura lieu au mess.
C'est aussitôt un beau concert de protestations. Que le diable emporte cet empêcheur de danser en rond.
Cependant, quand nous
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