La grande vadrouille
l’aise se sentait pâlir. Il réprimait un tremblement qui rendait sa démarche mal assurée. L’imposture que constituait sa présence en ces lieux privilégiés, son costume volé, la mission même qu’il se proposait d’accomplir, tout le glaçait d’effroi. La moindre maladresse pouvait signifier la mort. Ils étaient entourés d’ennemis.
— Et si le général à qui mon costume appartient est là ce soir et le reconnaît ?
Reginald, affectant une raideur tudesque, le raisonnait de son mieux, à voix basse. Il avait dévissé le verre de sa montre et l’avait fixé sous son arcade sourcilière comme un monocle. C’était du meilleur effet prussien. L’Anglais avait vraiment l’allure d’un Herr General Von Quelque Chose.
Ils gravirent l’escalier d’honneur avec une lenteur calculée.
Deux lieutenants les saluèrent. Augustin distrait, éperdu, rendit le salut à la française en présentant la paume, mais sur un coup de coude de Reginald il modifia le geste, déplaçant sa main en abat-jour, à l’Allemande.
Au haut du grand escalier, un vendeur de programmes proposait d’une voix monocorde et professionnelle :
— Demandez l’album de l’Opéra illustré de photos en couleurs ! Demandez le livret de la Damnation de Faust, avec le commentaire du maestro Stanislas Lefort !
Augustin s’approcha de l’homme et, ayant bien préparé sa phrase lui demanda :
— Mon Zieu ! Zil fous blait… où zont les goulisses ?
Il était pressé de se trouver en un endroit moins peuplé d’Allemands, d’aller « pick-up » Mac Intosh dans la loge de Lefort et de s’enfuir.
Le vendeur de programmes le dévisagea une seconde, comprit la question malgré l’atroce accent qui se voulait allemand et n’était que vaguement alsacien. Il répondit :
— Les coulisses ? Au bout du couloir de gauche.
Ils allaient s’y engager quand un géant en uniforme noir de S.S. surgit, et saluant à l’hitlérienne, éructa une formule d’un style impératif catégorique :
— Officiers généraux premier balcon, Bitteshœn !
— Bittesehr ! répondit Reginald du tac au tac.
Il n’avait pas su traduire la phrase, mais le geste du S.S. était éloquent. Il importait tout simplement de le suivre. Il fallait pour l’instant et provisoirement renoncer aux coulisses.
C’est ainsi qu’ils furent conduits dans une loge du deuxième balcon, juste au-dessus de la loge d’honneur.
Á droite et à gauche, dans des loges voisines, des officiers se dressèrent automatiquement et les saluèrent avec respect, en raison, sans nul doute, des décorations qui constellaient leurs poitrines. Ils étaient des héros !
Augustin en conçut sottement une certaine fierté rassurée.
Il prit place prétentieusement dans le fauteuil de velours écarlate et s’éventa avec sa casquette brodée d’or.
Sous ses yeux, la salle pleine resplendissait de tous ses feux, de toutes ses cariatides et ses allégories sculptées dans les balustrades-balcons, les ventres galbés des baignoires et des avant-scènes.
Loin, au-delà du gouffre de la fosse d’orchestre, les fausses draperies soutachées de lourds galons du rideau rougeoyaient doucement aux feux de la rampe, flambant encore à demi.
C’était une vision d’un luxe raffiné, suave, sous l’éclairage clément et dans l’atmosphère parfumée d’odeurs coûteuses signées Guerlain ou Chanel, mais achetées à bas prix grâce au mark d’occupation.
Sur scène, derrière le rideau baissé, on n’attendait plus pour commencer que l’Obergruppenführer Otto Weber.
Sa grande automobile noire escortée de motocyclistes arriva par l’avenue de l’Opéra et vint se ranger devant l’entrée du Palais Garnier. Une garde d’honneur s’échelonna sur les degrés de l’escalier monumental.
Des ordres furent lancés, des garde-à-vous exécutés (il fallait toujours qu’ils exécutent quelque chose ou quelqu’un !). Au milieu d’une haie de S.S. en uniformes noirs saluant à l’hitlérienne, l’envoyé du Führer pénétra dans l’Opéra de Paris. C’était un ancien conducteur de tramway munichois qui devait sa vertigineuse carrière à sa carte du parti. Elle portait le n° 5.
Quand il entra dans la loge centrale, la salle entière animée par la flagornerie se leva, et tournant le dos à la scène, salua le dignitaire nazi. Il rendit le salut et s’assit. Il restait le point de mire de tous les Allemands, mais aussi des invisibles
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