La grande vadrouille
conspirateurs. De la cabine du jeu d’orgue, Plombin, Bébert, Paul et Lucien se réjouissaient de constater que l’Obergruppenführer était admirablement placé pour sauter avec la charge de plastic.
Dans la fosse d’orchestre, les musiciens de la célèbre phalange accordaient leurs instruments quand la petite porte de fer du directeur de la musique s’ouvrit. Il se fit un grand silence presque religieux. Mais au lieu du chef, on vit apparaître le major Achbach, raide, le regard sombre. Il plaça des soldats en armes à toutes les issues de la fosse. Alors seulement, sur son signe discret, le maestro Stanislas Lefort fit son entrée. Pâle, abattu, plus blanc que sa cravate et le regard plus noir que son habit, il monta à son pupitre.
La salle applaudit. Il se retourna, la mèche de cheveux désordonnée, et salua, les bras un peu écartés dans un mouvement fataliste.
Cela seulement lui était encore permis. Pour le reste, il était prisonnier et peut-être cette représentation de la Damnation de Faust était-elle la dernière qu’il dirigeait. Les musiciens chuchotaient, essayant d’interpréter la présence de feldgendarmes parmi eux.
Augustin et Reginald remarquèrent, comme tout le monde, les soldats dans la fosse ; le Squadron-Leader pensa, aussitôt inquiet, que Mac Intosh avait été découvert et arrêté chez le chef d’orchestre. Son premier réflexe fut de se lever et de se rendre coûte que coûte dans les coulisses. Mais il vit que, à chaque porte, des S.S. montaient la garde. Impossible de sortir sans risquer de se faire dangereusement remarquer.
— Attendons ! se dit Reginald en arrachant d’un mouvement machinal et nerveux un œillet rouge vif qui, devant lui, dépassait la décoration florale.
Augustin lui flanqua un coup de pied dans les chevilles pour le rappeler à l’ordre. Reginald replaça aussitôt l’œillet, mais il avait rompu le fil de métal qui le maintenait. Le Squadron-Leader ne se demanda pas pourquoi on attachait en France les œillets avec du fil électrique. Son esprit était ailleurs. Il fit mine de sourire, et s’exclama encore une fois avec un rire faux et saccadé :
— Ia ! Ia ! comme si Augustin lui avait fait quelque réflexion cocasse.
Mais dans sa tête, mille pensées pessimistes se bousculaient. L’anxiété lui serrait la gorge.
Les lumières de la salle baissèrent à la limite de la nuit avec de loin en loin un bijou qui lançait un éclat. Le murmure des conversations s’éteignit avec l’éclairage.
Vaguement visible par le seul reflet des lampes de pupitres, Stanislas Lefort leva sa baguette. Les regards des musiciens étaient suspendus à son geste. De la main gauche, imposant, d’avance un discret pianissimo aux alti, il ouvrit de la droite l’écluse au ruisseau mélodique des violons.
L’immense vaisseau de l’Opéra plein comme une arche se mit à voguer sur le flot paisible des harmonies sereines de Berlioz.
On se sentait entouré de toutes parts par l’ineffable musique. Les femmes la ressentaient comme une impalpable caresse aux creux de leur décolleté. Certaines, plus sensibles, réprimaient un inavouable frisson plus secret.
On était certain, ici, pendant trois heures, d’oublier la guerre et ses horreurs. Tous les esprits s’étaient déjà évadés pour un merveilleux voyage au royaume enchanté de l’harmonie. Les magiciens se nommaient Wolfgang Gœthe et Hector Berlioz : un Allemand et un Français.
En revanche, Plombin, Bébert, Paul et Lucien, s’apprêtaient à offrir à l’Obergruppenführer Otto Weber un tout autre voyage plus éclatant, moins poétique et sans retour. Artificiers de profession, faisant depuis des années surgir de leurs flammes des Méphisto plus ou moins en voix, ils allaient se surpasser ce soir en envoyant aux enfers un authentique diable nazi à la conscience chargée de crimes contre tous les peuples d’Europe, Allemands compris.
Dans le jeu d’orgue électrique, ces hommes attendaient la seconde fatidique. Les ouvreuses avaient été, bien à l’avance, priées de s’éloigner à bonne distance, dans les couloirs. Les dames des vestiaires savaient ce qui allait se passer et se tenaient à l’abri. Dans le personnel, chacun était au courant. La loge d’honneur allait sauter à 20 heures 32 minutes, exactement, pour rappeler aux occupants que tous les Français jugeaient leur présence importune et désiraient le leur faire savoir, de façon éloquente.
Paul
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