La guerre de l'opium
décrivait par le menu à la populace les vertus de la poudre d’os et de la moelle du « félin magique » qu’il avait tué « de ses propres mains ». Pour preuve de l’efficacité de ses remèdes, il exhibait un coq auquel il avait - selon ses dires - greffé une patte de canard.
— Ce gredin a enlevé la peau de sa patte à un pauvre canard puis il l’a enfilée comme un gant sur celle de ce coq après lui avoir coupé les ergots… confia Freitas à Vuibert.
— L’habileté m’avait échappé !
— Vous n’avez tout de même pas cru que ce coq était réellement devenu un demi-palmipède ! s’esclaffa le jésuite.
— Presque ! Ce charlatan avait l’air si convaincu ! plaisanta le Français.
— On voit que vous venez d’arriver. Rassurez-vous, en quelques mois vous comprendrez jusqu’où peut aller la rouerie d’un commerçant chinois !
Arrivés sur une place où des coolies empilaient les uns sur les autres des sacs de briques destinées à la construction d’un long mur d’enceinte, le Portugais pointa l’index vers une vieille maison de bois devant laquelle se dressait encore une lanterne de pierre d’au moins trois cents ans d’âge.
— Voici la Vieille Lanterne. C’est la plus belle maison de thé de Shanghai.
— Elle est splendide !
— À vrai dire, c’est aussi la plus ancienne…
— De quand date-t-elle ?
— De la dynastie des Song.
— Incroyable ! Elle est en bois et elle tient encore debout !
Dans le perpétuel chantier urbain qu’était devenu Shanghai où les démolitions se succédaient à un rythme effréné, la préservation d’un tel fossile architectural était une sorte de miracle.
— À cette époque, l’endroit où nous nous trouvons était une île et, tout autour, il y avait un lac d’agrément. On raconte que le préfet qui la fit construire y passait ses journées à siroter du thé en écrivant des poèmes, ce qui lui valut d’être destitué… En ce temps-là, on ne badinait pas avec les lois et les règlements, lorsqu’on était haut fonctionnaire de l’administration impériale.
— Ce n’est plus le cas ?
— Les mandarins prennent désormais toutes sortes de libertés. N’oubliez pas que pour un Han, la Chine est actuellement sous tutelle étrangère…
— S’il revenait ici-bas, ce pauvre préfet ne reconnaîtrait plus les lieux…
— En effet ! Les hommes sont si nombreux que les villes se développent sauvagement… Elles rongent la nature comme un cancer… lâcha Freitas d’une curieuse voix lugubre avant d’ordonner au coolie de les attendre avec la valise.
— Je meurs de soif… ne put s’empêcher de murmurer Antoine qui avait déjà perdu plusieurs litres de sueur depuis qu’il avait posé le pied à terre.
— Le thé est le breuvage qui désaltère le plus ! s’écria le jésuite en invitant, d’un geste théâtral, Vuibert à le suivre à l’intérieur de la Vieille Lanterne.
Il régnait dans le salon principal de la vénérable maison de thé meublée à l’ancienne une atmosphère calme, rare et comme culottée par les ans, digne en tout cas de celle des vieux romans chinois de la dynastie des Song ou de celle des Yuan, où les héros - souvent âgés, ce qui ne les empêche pas de se comporter comme de fieffés fripons - passent des heures à disputer des joutes oratoires ou à parler de leurs exploits sexuels en sirotant un thé vert.
Une dizaine de vieux messieurs barbichus et nattés, vêtus de longues robes décorées de fleurs et d’oiseaux, y dégustaient leur breuvage en jouant au mah-jong, aux dames ou aux échecs. Par un escalier en colimaçon à la belle patine, une jolie serveuse les conduisit vers un petit cabinet particulier situé à l’étage dont les deux fenêtres rondes donnaient sur la rue.
Vuibert, exténué par la chaleur, affichait un sourire de circonstance.
— Savez-vous ce qu’il serait advenu si je n’avais pas été là pour vous aider à passer la douane ? lui demanda Freitas.
— Pas vraiment… j’aurais attendu longtemps, n’est-ce pas ?
— C’est bien simple : vous auriez attendu aussi longtemps que vous n’auriez pas payé la somme d’argent requise !
— C’est-à-dire ?
— Je suis bien incapable de vous répondre. C’est tout le problème, mon cher… Vous auriez été dans le flou ! Ici, on aime bien voir autrui se débattre dans
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