La guerre de l'opium
l’ignorais !
— Forcément… Entre ce qu’on apprend dans les livres et la réalité du terrain, il y a toujours un fossé. Le port de Shanghai se porte très bien - merci pour lui ! - depuis que le manque d’entretien du Grand Canal oblige les navires à passer par la voie maritime, tandis qu’à Canton les Co-hong verrouillent le commerce et captent toutes les marges à leur seul profit !
Bien qu’il fût un prêtre catholique, Freitas Branco s’exprimait comme n’importe quel vieux routier des affaires.
Antoine, que le comportement de son hôte au visage de forban des mers ne cessait d’étonner et qui cherchait à mieux le cerner, lui demanda :
— Depuis combien de temps vivez-vous en Chine, père Freitas ?
— Le mois prochain, cela fera six ans que j’y suis arrivé.
— Il paraît que certains marchands anglais amassent de véritables fortunes grâce au commerce de l’opium…
— C’est un fait. La Compagnie a loupé le coche. Des indépendants se sont engouffrés dans la brèche en amassant des fortunes au passage ! Ils ont eu le nez creux… soupira Freitas en lissant sa barbe.
Pour un peu, il eût semblé à Antoine Vuibert que le jésuite portugais regrettait l’absence de son ordre religieux à la table de ce festin colossal…
— Vous voulez parler de MM. Jardine et Matheson ?
Avant de répondre au Français, le jésuite but une gorgée de thé.
— Je vois que vous êtes fort bien informé, monsieur Vuibert ! Cette société de commerce détient ici une position proche du monopole… D’ailleurs, c’est tout simple, leur siège social est le plus bel immeuble de Shanghai ! Si vous voulez bien vous pencher par la fenêtre, vous pourrez en distinguer les derniers étages.
Le bâtiment de brique que notre voyageur avait aperçu depuis le bateau s’élevait dans le ciel, telle une gigantesque divinité tutélaire ayant la charge de protéger la ville… Malgré la distance, Antoine pouvait distinguer les énormes clous de bronze à tête biseautée qui scandaient les rangées de ses fenêtres à guillotine aux lourds encadrements de pierre sculptée.
— Ils ont fait appel à un architecte américain de Chicago, ajouta le prêtre.
— Impressionnant ! Ils n’hésitent pas à étaler leur puissance… souffla Antoine, bluffé par la munificence du bâtiment.
— C’est leur stratégie. Du coup, personne n’ose s’attaquer à eux…
Pendant un millième de seconde, Antoine, qui se souvenait de la mine gourmande du ministre des Affaires étrangères Guizot lorsque celui-ci avait évoqué les avantages qu’en tiraient MM. Jardine et Matheson, se rêva en concurrent de Jardine & Matheson, faisant fortune au nez et à la barbe de ces Anglais astucieux et sans foi ni loi.
Afficher sa puissance pour dissuader autrui de s’y mesurer était une méthode faite pour séduire un jeune aventurier de son espèce…
— Ils sont inexpugnables…
— Absolument. A commencer par leur représentant à Shanghai, qui fait la pluie et le beau temps.
Cet homme devait être intéressant à rencontrer, songea brusquement Antoine.
— Qui est-ce ? fit-il, l’air de rien.
— Un certain Jack Niggles… Souhaiteriez-vous que je vous le présente ?
Le Français avait du mal à cacher sa surprise, n’ayant pas imaginé que l’occasion d’en savoir plus au sujet de ce juteux commerce pût être aussi facilement trouvée.
— Sérieusement ?
Freitas, qui détestait être pris pour un plaisantin, fronça les sourcils.
— Si je vous le dis !
— Je serais heureux de le rencontrer… si du moins c’est possible ! bredouilla le Français, reconnaissant.
— Je connais bien Niggles… C’est un remarquable commerçant ! Et qui défend toujours bec et ongles les intérêts de son entreprise… s’écria le jésuite qui semblait ravi.
La jolie serveuse s’approcha pour verser de l’eau chaude dans la théière. D’un regard en coin, elle épiait Antoine qui n’avait pas tardé à s’en apercevoir. Puis elle passa à plusieurs reprises devant lui en cambrant le dos. Si Diogo de Freitas Branco n’avait pas été là, nul doute qu’il lui eût proposé de finir la soirée en sa compagnie.
— Ici, les nez longs sont toujours une attraction ! Soyez prudent, mon cher. Bien des étrangers se sont vus réclamer de l’argent par un soi-disant père ou frère aîné en colère après avoir séduit
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