La guerre de l'opium
Freitas était persuadé d’avoir mis dans le mille.
Il faut dire que pour lui l’enjeu était de taille.
Mais c’était moins la possibilité de soutirer au marchand d’opium et grand carnassier des affaires devant l’Éternel une partie des cinq cents écus or réclamés par Macao que celle d’obtenir l’appui décisif pour résoudre « son » problème qui illuminait à présent son visage mangé par la barbe, auquel les bougies allumées sur le bureau du marchand d’opium donnaient un aspect encore plus osseux et spectral.
Mais pour ça, il convenait de monnayer chèrement ses services et de ne surtout pas commettre le moindre faux pas.
— Je compte sur vous, père Freitas. Je compte sur vous… fit Niggles dont la voix tremblait d’excitation.
— Vous pouvez, vous pouvez… répondit, comme en écho, le jésuite avant de prendre congé de son hôte.
*
* *
Demeuré seul, Niggles regarda sa pendulette et constata qu’elle marquait déjà onze heures, puis, après avoir pris une ultime lampée de whisky, il rangea ses parapheurs dans l’armoire forte située derrière sa table de travail et repartit chez lui, non sans avoir vissé sur sa tête un chapeau de paille à large bords destiné à dissimuler les traits de son visage. Un nez long marchant seul dans la rue, en pleine nuit, dans une ville comme Shanghai où traînaient toutes sortes de brigands, risquait fort d’être détroussé.
Comme d’habitude, il contourna le quartier des barbiers, un véritable coupe-gorge dès la tombée de la nuit où les bagarres éclataient à tous les coins de rue, pour remonter vers le nord, avant de bifurquer vers celui des remèdes dont les boutiques ne fermaient jamais.
Pour se soigner, il n’y a pas d’heure. Au lever, on prend les fortifiants de la journée et le soir ceux qui permettent de faire bonne figure lorsqu’il s’agit de rendre hommage à la femme dont vous partagez le lit…
Péniblement, il se fraya un chemin au milieu des étals de plantes médicinales derrière lesquels des marchands apothicaires proposaient aux clients de la poudre de patte d’ours et de corne de cerf « bonne pour l’art de la chambre à coucher » ou encore des sachets de cinabre censés vous conférer une « très longue vie de dix mille ans », puis rejoignit la grande allée bordée de tilleuls qui menait aux terrains vagues octroyés aux Anglais par l’intendant Gong.
Dessinée par un architecte local qui aimait les formes pompeuses et s’était inspiré des gravures italiennes représentant les plus belles contractions romaines, la grandiose demeure de Niggles, tant par ses dimensions que par les matériaux utilisés pour sa construction, tenait davantage de la pièce montée de pâtisserie que de la maison d’habitation. Le dôme disproportionné qui en surmontait la façade à colonnades était d’ailleurs une copie conforme de celui de Saint-Pierre de Rome.
L’Anglais venait de gravir les interminables marches de son perron monumental lorsqu’un domestique au visage androgyne ouvrit à double battant la porte d’entrée sur laquelle étaient encore accrochées les formules bénéfiques en caractères jaunes sur fond rouge de la fête du Printemps.
— Monsieur prendra-t-il son bain ? demanda obséquieusement le domestique à son maître.
— Il fait tellement chaud ! Ta question est stupide, Zhong ! Non seulement je prendrai un bain, mais je m’étonne que tu ne l’aies pas préparé ! s’agaça Niggles.
— Le bassin de monsieur est prêt. Je l’ai rempli d’eau à ras bord. Je n’ai plus qu’à y jeter quelques gouttes de parfum… s’empressa de préciser celui qui avait pour nom Zhong le Discret.
— J’aime mieux ça !
Au milieu de son immense chambre dégoulinante de passementeries et de dorures, Niggles avait fait installer une baignoire octogonale en marbre blanc dans laquelle le domestique versa le contenu d’une petite fiole de cuivre qui, aussitôt, embauma l’air.
— Aide-moi ! souffla l’Anglais qui avait commencé à se déshabiller.
Lorsqu’il fut entièrement nu, le dénommé Zhong, sans que l’autre le lui eût demandé, s’agenouilla devant lui, prêt à le satisfaire. Et d’ordinaire, Niggles, qui n’aimait rien tant que se faire sucer par les garçons, ne se faisait pas prier. Comme Freitas, mais dans un autre registre, Niggles était un Janus bifrons : quelqu’un de sérieux et de
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