La guerre de l'opium
croupe.
— Sans le trahir, je peux vous assurer qu’il en sera ravi. Dès son retour, il vous donnera de ses nouvelles, madame.
— Quand il me contactera, dites-lui de s’adresser directement à moi. Je veux dire sans passer par le secrétariat de mon mari… précisa-t-elle.
— Pas de problème, madame Elliott !
Comme elle n’avait aucune envie de voir le personnel consulaire mettre son nez dans cette activité illicite dont la découverte par le Foreign Office aurait à coup sûr gravement nui à la carrière diplomatique de son mari, d’un geste péremptoire, elle désigna La Pierre de Lune.
— Quant à ce jeune homme, il me sert désormais d’interprète… ajouta-t-elle à l’attention de Tang.
— Comment vous appelez-vous ? s’enquit le prince Han, en tournant son regard vers celui qu’il était venu chercher à Canton.
La main de La Pierre de Lune, concentré à l’extrême, serrait son étui à pinceau de toutes ses forces. À l’écoute de son compagnon des « moments cruciaux », il hésitait sur la conduite à tenir. Devait-il dévoiler son identité à un inconnu, fût-il un prince de sang ? Rosy Elliott connaissait certes son nom. Mais cela n’avait aucune importance, elle parlait très mal le mandarin classique, langue dans laquelle Tang s’exprimait. Il pensa à son père ainsi qu’aux conseils de prudence que celui-ci lui délivrait et opta pour la méfiance.
Toutefois, peu habitué à mentir de façon positive, il décida de faire celui qui n’avait pas entendu.
Quelques instants plus tard, au moment où les visiteurs s’apprêtaient à franchir le seuil du magasin d’antiquités, Tang le rattrapa par la manche.
— Au fait, tu ne m’as toujours pas donné ton nom.
— Droit Devant… Je m’appelle Droit Devant. Je suis originaire de Suzhou. Mes parents cultivent des oranges… bredouilla-t-il, étonné par la facilité avec laquelle il avait menti.
Tang l’amena à l’écart.
— Depuis combien de temps habites-tu à Canton, Droit Devant ?
— Un peu plus de trois ans, prince Tang !
— J’ai un service à te demander… murmura le prince à voix basse. Si tu entends parler d’un garçon appelé La Pierre de Lune, pourrais-tu m’en faire part ? Tu seras récompensé.
-- Et quelles sont les vertus de ce garçon appelé La Pierre de Lune et dont le sort vous préoccupe ? parvint à articuler l’intéressé dont le cœur était prêt à exploser.
— Quel âge as-tu ?
- — Seize ans.
— Tout ce que je peux te dire, c’est qu’il a le même âge que toi et que je suis venu de Pékin exprès pour le retrouver.
Le calligraphe insista.
— Qu’est-ce que vous lui voulez ?
Le visage de Tang, qui fixait, tout à fait interdit, celui de La Pierre de Lune, pâlit à l’extrême, comme si la question lui retournait les boyaux.
— Tu es trop curieux ! Si tu en entends parler, n’oublie pas de me contacter. Tu n’auras pas à le regretter !
Le fils de Bouquet de Poils Céleste, soudain pris de vertige, finit par répondre, d’une voix étranglée, en s’efforçant de cacher l’immense trouble qui l’avait envahi :
— Sans faute. Si je croise un petit gars portant ce nom-là, je ne manquerai pas de vous en faire part, prince Tang.
La Pierre de Lune se perdait en conjectures. La traque dont il faisait l’objet n’avait donc pas cessé. Si ce prince était à ses trousses, il ne devait pas être le seul de son espèce.
Pour le jeune Chinois, le seul réconfort, la seule certitude, l’unique boussole susceptible de le guider dans le terrible labyrinthe où il était condamné à errer depuis la mort de son père avait désormais un nom : Laura.
Elle était son disque de jade.
Emboîtant le pas aux Elliott qui regagnaient leur palanquin dont les parois de couleurs criardes étaient peintes aux armes de la couronne britannique, il se jura que ce n’était pas le moment de perdre cette extraordinaire jeune fille : il en avait tant besoin !
18
Shanghai, 20 mai 1847
Il était un peu plus de dix heures du soir et dans l’atmosphère sommeillante de l’immeuble déserté de Jardine & Matheson, Jack Niggles travaillait encore dans son bureau, une vaste pièce intimidante et lambrissée située au dernier étage, lorsqu’il entendit qu’on frappait à sa porte.
De la main gauche, Niggles, qui ne recevait jamais de visites à cette heure, fit glisser doucement
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