La guerre de l'opium
le tiroir de sa table de travail. C’était là qu’il rangeait son pistolet de marque Wesson, une arme de poing qui pouvait faire exploser la cervelle d’un ennemi même si elle était utilisée à une distance de plusieurs mètres. Puis, sa main droite posée sur l’arme, prête à l’empoigner et à tirer au besoin sur l’intrus, il s’écria d’une voix forte :
— Entrez !
Mais dès qu’il aperçut le père Diogo de Freitas Branco, le directeur de Jardine & Matheson en Chine poussa un soupir de soulagement et referma promptement son tiroir.
Aussitôt, toujours vissé à sa chaise, il écarta la montagne de lettres de change sur lesquelles il était en train d’apposer sa griffe avec une plume d’oie et, d’un geste précis qui trahissait une longue habitude, il empoigna le flacon de vieux whisky déjà largement entamé qui traînait sur une étagère.
— Père Freitas ! Quel bon vent vous amène à une heure aussi tardive ? Vous prendrez bien un petit whisky… s’écria Jack en tendant un verre au jésuite.
À l’initiative de l’Anglais, les deux hommes trinquèrent bruyamment. Diogo de Freitas Branco, qui n’était pas habitué à boire de l’alcool fort et ne s’autorisait qu’une gorgée de porto à Noël, ne put s’empêcher de grimacer. Niggles, grand familier du whisky, but le sien d’un trait, ce qui lui provoqua un léger frisson, puis s’en servit une autre rasade.
— C’est un pur malt ! souligna-t-il.
— Excellent… Vraiment excellent ! lâcha le jésuite, peu convaincu, avant de se racler la gorge et de reprendre le fil de son propos :
— En fait, je viens vous faire part d’une nouvelle très intéressante, cher monsieur Niggles : l’envoyé spécial des Français, vous savez, je vous en ai parlé…
— Et comment !
— Eh bien, il est arrivé à Shanghai…
Le visage de l’Anglais s’imprégna d’une bonne dose de méfiance.
— A quoi ressemble-t-il ?
— C’est un tout jeune homme.
— Mais encore ?
— Je l’ai accueilli à sa descente de bateau et il a accepté que je le loge… lança-t-il avec emphase.
— Quelle tête a-t-il ?
— Beau comme un dieu ! laissa échapper le Portugais.
— Vraiment ?
Dans les yeux de Niggles, à la méfiance s’ajoutait désormais un soupçon d’excitation.
— Euh… Ou plutôt… vous savez, le genre « beau gosse » !
— Par exemple ! Tiens donc !
— Eh oui ! Le type auquel on donne le bon Dieu sans confession ! précisa trivialement le Portugais, pas embarrassé pour deux sous par la hardiesse de son commentaire.
Un « beau gosse à la face d’ange »… voilà qui était particulièrement alléchant !
— Merci pour l’information, père Freitas. J’ai toujours pensé que, pour être au courant de tout, votre Compagnie à vous, les jésuites, était encore plus performante que la meilleure des Triades de Canton !
— C’est nous faire trop d’honneur… fit mielleusement le prêtre en se rengorgeant.
— Si vous ne portiez pas la soutane, je ferais tout pour m’attacher les services d’un homme de votre trempe ! Vous seriez un marchand d’opium hors pair ! gloussa l’Anglais d’une voix rendue pâteuse par l’alcool, à croire que la perspective de rencontrer bientôt un beau Français l’avait rendu subitement tout guilleret.
Diogo de Freitas Branco, gonflé d’importance et sur le ton de la confidence, confia à Jack :
— Pour ne rien vous cacher, le propre beau-frère du père provincial de France est un diplomate de très haut rang qui travaille directement avec le ministre des Affaires étrangères, un certain François Guizot…
Le Portugais, à qui ses supérieurs avaient fait jurer de ne pas divulguer ses sources, ne regrettait même pas de trop en dire à Niggles tellement il était flatté de constater que ses propos éveillaient dans les yeux du marchand d’opium une lueur d’admiration.
— Qui ne connaît pas Guizot ! C’est le seul politicien français qui ne vilipende pas l’Angleterre ! s’exclama le directeur de Jardine & Matheson en Chine.
— Vous savez à présent pourquoi mes informations sont de première main.
— J’ai hâte de le rencontrer, votre jeune et beau Français…
— Il n’a pas qu’une bonne tête, monsieur Niggles. Elle est bien faite mais aussi bien pleine…
— Encore mieux ! Comment
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