La guerre de l'opium
pervers, autant pour les jeunes gens vierges qui découvraient pour la première fois le corps nu d’une femme que pour les vieillards blasés qui avaient besoin d’embrasser les talons des chaussures miniatures des prostituées et même, parfois, de recevoir une bonne fouettée de leur part, pour que leurs sens émoussés se réveillâssent un tant soit peu…
Notre Han, tout feu tout flammes, n’avait pas ménagé sa peine ni bridé son appétit, mais cela avait toujours été en vain, de sorte que, depuis qu’il était redescendu de l’Emeishan, pas moins de vingt ans - presque jour pour jour ! - s’étaient écoulés avant que ne se produisît, grâce à la miraculeuse rencontre avec Jasmin Éthéré, cette Grande Fusion du Yin et du Yang à laquelle il aspirait…
La jeune femme était devenue son complément intime, le creux dans lequel se retrouve la forme bosselée qui lui correspond, le plein dans lequel se retrouve son vide… Dès leur première nuit d’amour, ils avaient découvert qu’ils étaient les empreintes réciproques l’un de l’autre.
Assis sur le bastingage arrière où il tenait le gouvernail, Tang, éperdu d’amour et de tendresse, regardait son âme double repousser, arc-boutée sur sa longue gaffe, les barques qui les enserraient
Elle lui sourit. Comme la chance lui souriait, comme la vie leur souriait…
Il repensait aux propos de Vide Essentiel, lorsque le vieil ermite lui avait souhaité bonne chance…
À présent, cette chance, il l’avait devant lui, incarnée dans cette belle contorsionniste avec laquelle l’amour devenait un florilège de postures de plus en plus savantes et enchanteresses… Il pouvait la toucher, l’aimer, former avec elle ce tout indissociable qui ouvrait la Voie aux Dix Mille Vies.
— Attention, ma mie ! hurla-t-il soudain.
Jasmin Éthéré donna un grand coup de reins et appuya de toutes ses forces sur la gaffe, évitant de justesse la jonque surchargée qui arrivait de la gauche. La trajectoire du bateau-fleur bascula vers la droite de la gouverne et les navires qui avaient failli s’entrechoquer se croisèrent coque contre coque. Dès que les marins de la jonque constatèrent que ce qu’ils avaient pris pour un banal matelot était une séduisante jeune femme, les remarques graveleuses fusèrent, avec force clins d’œil appuyés :
— Viens sur notre jonque… On t’embauche… Si jolie et si habile… elle doit être bonne au lit ! Elle n’a pas les pieds cassés. C’est bizarre, toutes les femmes de plaisir ont les pieds bandés…
— Comme ils sont grossiers… soupira-t-elle.
— À Canton, la plupart des bateaux-fleurs sont utilisés par les prostituées. Ces marins rêvent de t’avoir dans leur lit et ils ont sûrement dû me prendre pour ton souteneur ! pouffa Tang.
— Canton est si grand… Comment allons-nous retrouver l’enfant impérial ? lui demanda la contorsionniste à laquelle il avait, bien entendu, expliqué les raisons de leur venue dans cette ville.
— Je n’en ai pour l’instant aucune idée. Heureusement, j’ai ici mon cousin Sérénité Accomplie. Cela fait bien dix ans que nous ne nous sommes pas vus… Sa maison est à deux pas. C’est un homme généreux et sa maison est vaste, il pourra nous héberger.
Après avoir solidement attaché le bateau-fleur à une amarre, ils mirent pied à terre et sortirent du port, avant de s’engager dans une ruelle jonchée de détritus où régnait une odeur pestilentielle.
— - Il ne faut jamais fixer les yeux d’un chien agressif ! souffla la contorsionniste à son compagnon autour duquel tournaient deux chiens galeux aux canines menaçantes.
— Pourquoi ça ?
— Parce que l’animal se sent rabaissé ! Tant qu’on ne croise pas son regard, le chien n’attaque pas. C’est un dresseur de cirque qui me l’a enseigné.
— Merci du conseil ! s’écria le noble Han après que les deux molosses eurent lâché prise.
Ils avancèrent dans les ruelles où fourmillait une populace pouilleuse et en haillons.
— C’est là ! s’exclama Tang en désignant une maison à deux étages, dont la belle façade de briques envahie par du lierre tombait tristement en ruine.
Lorsqu’il poussa la porte entrebâillée, elle émit un grincement de sinistre augure quant à sa solidité. Dans la cour au pavage disloqué, une vieille amah au dos cassé en deux et à la peau ridée comme celle d’une pomme trop
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