La Guerre et la Paix - Tome III
l’œil froid et sévère du prince André, et dans ce regard profond, qui s’absorbait en lui-même, il y avait quelque chose d’hostile, lorsqu’il le tourna lentement de leur côté.
« Bonjour, Marie, comment es-tu arrivée jusqu’ici ? » lui demanda-t-il en l’embrassant, et d’une voix qui, comme son regard, semblait ne plus lui appartenir.
Un cri désespéré aurait moins terrifié la princesse Marie que le timbre de cette voix.
« As-tu amené le petit ? demanda-t-il avec douceur et en faisant un visible effort de mémoire.
– Comment te sens-tu à présent ? demanda la princesse Marie, surprise d’avoir trouvé quelque chose à dire.
– Demande-le au docteur, ma chère, » et, cherchant à être amical, il ajouta, en remuant machinalement les lèvres :
« Merci, chère amie, d’être venue !»
Sa sœur lui serra la main, et cette étreinte lui fit froncer imperceptiblement le sourcil. Il garda le silence, elle ne savait plus que dire. Dans ses paroles, dans sa voix, dans ses yeux surtout, se lisait ce dégagement de la vie, si terrible à constater chez les mourants, quand on jouit soi-même de toute sa santé. Il n’y prenait plus d’intérêt, non parce qu’il ne pouvait la comprendre, mais parce qu’il s’abîmait dans un monde inconnu que les vivants ne pouvaient voir et qui le détachait d’eux.
« Quel étrange jeu de la destinée que notre réunion ! dit-il en rompant le silence et en lui montrant Natacha… Elle me soigne, comme tu vois. »
La princesse Marie l’écoutait avec stupeur. Comment son frère, si délicat dans ses sentiments, avait-il pu parler ainsi en présence de celle qu’il aimait et dont il était aimé ? S’il avait cru pouvoir revenir à la vie, il n’aurait pas employé ce ton de blessante froideur. La seule explication plausible, c’est que tout lui devenait indifférent, parce que quelque chose d’autre, et de plus important, se révélait à lui.
La conversation, gênée, tendue, tombait à chaque instant.
« Marie a passé par Riazan, » dit Natacha. Le prince André ne fut pas étonné de ce qu’elle appelait sa sœur par son nom ; Natacha s’en aperçut elle-même pour la première fois.
« Eh bien ? demanda-t-il.
– On lui a raconté que Moscou est incendié, complètement incendié, et que… » Natacha s’arrêta en voyant qu’il faisait de vains efforts pour écouter.
– Oui, on le dit, murmura-t-il, c’est bien triste !… » et, regardant dans le vague, il tira sa moustache.
« Et toi, Marie, tu as rencontré le comte Nicolas ? demanda le prince André… Il a écrit aux siens que tu lui avais beaucoup plu, poursuivit-il nettement, sans avoir la force de comprendre la portée de cette phrase pour ceux qui vivaient de la vie habituelle. Si lui, de son côté, t’avait plu, ce serait très bien, tu l’épouserais ! » La princesse Marie, en entendant ces paroles, comprit quelle distance le séparait déjà de ce monde.
– Pourquoi parler de moi ? dit-elle avec calme et en jetant un regard à Natacha, qui ne leva pas les yeux. Le silence continua.
– André, veux-tu… demanda tout à coup la princesse Marie d’une voix tremblante… veux-tu voir l’enfant ? Il n’a fait que demander après toi. »
Le prince André eut un sourire imperceptible ; sa sœur, qui connaissait si bien chaque expression de son visage, comprit avec terreur qu’il ne souriait ni de joie ni de tendresse, et que c’était plutôt une ironie à son adresse, pour avoir employé un dernier moyen de réveiller le sentiment qui s’éteignait peu à peu en lui. « Oui, je serai bien aise de le voir… Se porte-t-il bien ? »
On amena l’enfant. Effrayé à la vue de son père, qui l’embrassa, il ne savait trop que lui dire, mais il ne pleura pas, parce que personne ne pleurait dans la chambre. Dès qu’il fut sorti, la princesse Marie s’approcha de son frère, et, ne pouvant se contenir plus longtemps, fondit en larmes.
Le prince André la regarda fixement.
« Tu pleures sur lui, » dit-il.
La princesse fit un signe affirmatif.
« Il ne faut pas pleurer ici, » ajouta-t-il sans s’émouvoir.
Il comprenait que sa sœur pleurait sur l’enfant qui allait devenir orphelin, et il essayait de se reprendre à la vie. « Oui, cela doit lui paraître bien triste, et c’est pourtant si simple ! » se dit-il à lui-même. « Les oiseaux du ciel ne sèment pas, ne moissonnent pas, mais notre Père
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