La Guerre et la Paix - Tome III
entendait dire, se le redisait ensuite à lui-même ou le discutait avec Dessalles.
Le passé de Pierre, ses malheurs avant la guerre, sa captivité, le poétique roman qu’il avait bâti là-dessus sur des mots saisis au vol, son amour pour Natacha, qu’il aimait avec une exaltation enfantine, et, par-dessus tout, l’amitié de Pierre pour son père, en faisaient à ses yeux un héros et un être sacré. La tendresse émue avec laquelle Pierre et Natacha parlaient du défunt, avait fait deviner à l’enfant, chez qui l’amour commençait à s’éveiller vaguement, que son père avait aimé Natacha, et, qu’il l’avait léguée en mourant à son ami, et il avait un véritable culte pour ce père dont il ne pouvait parvenir à se rappeler les traits, mais auquel il rêvait constamment avec des larmes de tendresse.
Le soir, lorsque l’heure fut venue pour les enfants d’embrasser leurs parents, et pour les gouverneurs et gouvernantes de se retirer avec eux, le petit Nicolas murmura à l’oreille de Dessalles qu’il avait grande envie de demander à sa tante la permission de rester.
« Ma tante, voulez-vous me garder encore un peu avec vous ? – lui dit-il. La comtesse Marie tourna les yeux vers ce visage ému, où la supplication était empreinte :
– Lorsque vous êtes là, il ne peut pas se détacher de vous. »
Pierre auquel elle s’adressait, sourit.
« Je vous le ramènerai tout à l’heure, monsieur Dessalles, laissez-le moi, je l’ai à peine entrevu… Bonsoir, ajouta-t-il en tendant la main au gouverneur… Il commence à ressembler à son père, n’est-ce pas, Marie ?
–Mon père ! » s’écria le jeune garçon en rougissant jusqu’au blanc des yeux, et en jetant sur Pierre un regard brillant et enthousiaste.
Celui-ci baissa la tête en guise de réponse, et renoua la conversation interrompue par la sortie des enfants.
La comtesse Marie reprit sa tapisserie. Quant à Natacha, les yeux fixés sur son mari, elle écoutait attentivement les questions que Rostow et Denissow lui adressaient sur son voyage, tout en continuant à fumer leurs pipes et à savourer le thé que leur versait Sonia, mélancoliquement assise auprès du samovar. Le petit Nicolas, blotti dans un coin, le visage tourné du côté de Pierre, tressaillait de temps à autre, et se parlait à lui-même, sous l’irrésistible pression d’un sentiment nouveau.
On causait de ce qui se passait alors dans les hautes sphères administratives. Denissow, mécontent du gouvernement à cause de ses mécomptes personnels, apprenait avec satisfaction toutes les sottises que l’on commettait, selon lui, à Pétersbourg, et exprimait son opinion en termes vifs et tranchants.
« Autrefois il fallait être Allemand pour parvenir ; aujourd’hui il faut être de la coterie Tatarinow et Krüdner !
– Oh ! si j’avais pu lâcher contre eux notre cher Bonaparte, comme il les aurait guéris de leur folie ! Cela a-t-il le sens commun, je vous le demande, de donner à ce soldat de Schwarz le régiment Séménovsky ? »
Rostow, quoique sans parti pris, crut aussi de sa dignité et de son importance de prendre part à leurs critiques, de paraître s’intéresser aux nouvelles nominations, de questionner Pierre, à son tour, sur ces graves affaires, si bien que la causerie ne s’étendit pas au delà des on-dit et des commérages du jour sur les gros bonnets de l’administration.
Natacha, toujours au courant des pensées de son mari, devinant qu’il ne parvenait pas, malgré son désir, à donner un autre tour à la conversation et à aborder le sujet de sa préoccupation intime, celle précisément qui l’avait forcé à se rendre à Pétersbourg et à y réclamer le conseil de son nouvel ami, le prince Théodore, lui vint en aide en lui demandant où en était son affaire.
« Laquelle ? demanda Rostow.
– Toujours la même, lui dit Pierre, car chacun sent que tout va de travers, et qu’il est du devoir des honnêtes gens de réagir.
– Les honnêtes gens ! s’écria Rostow en fronçant les sourcils… Que peuvent-ils y faire ?
–Ils peuvent…
– Passons dans mon cabinet, » dit brusquement Rostow.
Natacha se leva pour aller rejoindre ses enfants, et sa belle-sœur la suivit, pendant qu’ils se dirigeaient vers le cabinet, où le petit Nicolas se glissa après eux et s’assit auprès du bureau de son oncle, dans le coin le plus obscur.
« Eh bien, explique-nous ce que tu comptes faire ?
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