La Guerre et la Paix - Tome III
Eh bien, va alors pour une révolte {43} , c’est autre chose, et là je suis votre homme ! ! ! »
Pierre et Natacha sourirent, mais Rostow, sérieusement fâché, essaya de prouver qu’il n’y avait aucun danger à prévoir, et que l’imagination de Pierre était seule coupable. Pierre défendit sa thèse avec chaleur, et son intelligence, plus développée, et plus fertile en arguments que celle de son adversaire, accula ce dernier au pied du mur ; sa mauvaise humeur s’en accrut d’autant plus qu’il entendait dans le fond de son âme une voix secrète qui lui disait que, malgré tous les raisonnements imaginables, son opinion seule était juste et vraie.
« Voici ce que je te dirai, s’écria-t-il en se levant et en jetant avec brusquerie sa pipe dans un coin : selon toi, tout va à la diable, et tu nous prédis une catastrophe ; je ne crois ni à l’un ni à l’autre, quoique je ne puisse pas te donner des preuves, mais, lorsque tu me dis que le serment est une chose de convention, ma réponse est toute prête… Tu es mon meilleur ami, n’est-ce pas ? Eh bien, si tu formais une société secrète, si tu te mettais à agir contre le gouvernement, et qu’Araktchéïew m’ordonnât de faire marcher contre vous un escadron et de frapper, je n’hésiterais pas une seconde, je marcherais et je frapperais… Et maintenant tu peux raisonner comme il te plaira ! »
Un silence embarrassant suivit cette sortie. Natacha fut la première à le rompre, en se mettant à défendre son mari, et en prenant son frère à partie : tout inhabile et faible que fut son intervention, elle atteignit cependant son but, en rétablissant la discussion sur un ton amical.
Au moment où l’on se leva pour aller souper, le petit Nicolas s’approcha de Pierre.
« Oncle Pierre, balbutia-t-il, pâle d’émotion et les yeux brillants, Vous… vous ne… Si papa eût été vivant, aurait-il partagé votre opinion ? »
Pierre le regarda, et comprit à quel travail compliqué, pénible et étrange avait dû se livrer, pendant leur entretien, le cerveau de ce garçon, et, se souvenant de ce qui s’était dit, il regretta de l’avoir eu pour auditeur.
« Je le crois, » lui répondit-il à contre-cœur, et il sortit.
Le petit Nicolas s’approcha tout pensif du bureau et devint pourpre d’émotion : il venait d’apercevoir les dégâts dont il s’était rendu coupable.
« Mon oncle, pardonnez-moi, je ne l’ai pas fait exprès, s’écria-t-il en s’adressant à Rostow et en lui indiquant les débris des plumes et des bâtons de cire à cacheter.
– C’est bon, c’est bon ! dit Rostow en maîtrisant à grand’peine sa colère. Tu n’aurais pas dû rester là, ce n’était pas ta place ! » Et, jetant vivement les débris sous la table, il suivit Pierre.
Pendant le souper, il ne fut plus question de politique et de sociétés secrètes ; les souvenirs de l’année 1812, ce sujet favori de Rostow, firent tous les frais de la conversation, et Denissow et Pierre y prirent une part si cordiale et si animée que, lorsqu’ils se séparèrent, ils étaient redevenus les meilleurs amis du monde.
« J’aurais voulu, dit Rostow à sa femme, lorsqu’ils se trouvèrent seuls dans leur chambre, que tu eusses assisté à notre discussion de tantôt avec Pierre ; ils ont organisé quelque chose là-bas à Pétersbourg, et il tient à toute force à me persuader que le devoir de tout honnête homme consiste à agir contre le gouvernement, tandis que le serment et le devoir… Ils sont tombés sur moi, Denissow aussi bien que Natacha. Celle-là est, ma foi, très amusante, elle mène son mari tambour battant, mais, aussitôt qu’il y a discussion, elle n’a plus ni idées ni expressions à elle, et c’est toujours Pierre qui parle par sa bouche. Lorsque je lui ai dit que je plaçais le serment et le devoir au-dessus de tout, elle a essayé de me prouver que j’avais tort. Que lui aurais-tu répondu ?
– Tu as complètement raison, à mon avis, et je le lui ai déjà dit. Pierre soutient que tous souffrent et se dépravent, et que notre devoir est de porter secours au prochain… C’est vrai, sans doute, mais il oublie que nous avons d’autres devoirs qui nous sont imposés par Dieu lui-même, et qui nous touchent de plus près. Nous pouvons sacrifier nos personnes, si telle est notre envie, mais certainement pas nos enfants.
– C’est précisément ce que je lui ai dit, s’écria Rostow,
Weitere Kostenlose Bücher