La Guerre et la Paix - Tome III
dit Denissow sans lâcher sa pipe.
– Des chimères, toujours des chimères ! murmura Rostow.
– Voici ce qui en est, voici la situation telle qu’elle est à Pétersbourg, reprit Pierre avec vivacité et en accompagnant son entrée en matière de gestes énergiques… l’Empereur ne se mêle plus de rien : il s’est adonné au mysticisme, il cherche le repos à tout prix, et il ne saurait se procurer ce repos que par l’activité d’hommes sans foi ni loi, qui persécutent et qui oppriment à l’envi. Le vol est à l’ordre du jour dans les tribunaux, le bâton seul mène l’armée, le peuple est tyrannisé, la civilisation étouffée, la jeunesse honnête persécutée ! La corde est tendue outre mesure, donc elle doit se rompre ! C’est inévitable, et chacun le sent ! »
Pierre parlait avec conviction, comme parlent encore de nos jours et ont toujours parlé ceux qui examinent de près les actes de n’importe quel gouvernement.
« Je leur ai dit tout cela à Pétersbourg…
– À qui ?
– Mais vous le savez bien, au prince Théodore et aux autres. Que la civilisation et la charité rivalisent entre elles, rien de mieux, mais c’est insuffisant ; les circonstances actuelles exigent autre chose ! »
Une vive irritation s’empara de Rostow, et il allait répliquer, lorsque son regard tomba sur son neveu, dont il avait oublié la présence.
« Que fais-tu ici ? lui demanda-t-il avec colère.
– Laisse-le, dit Pierre en prenant la main du garçon dans la sienne et en poursuivant son thème : Oui, je leur ai même dit plus… Lorsqu’on s’attend à la voir se rompre, cette corde trop tendue, lorsqu’on sent que la catastrophe est imminente. On s’unit, on se groupe, et l’on agit ensemble pour résister au bouleversement général. Tout ce qui est jeune et vigoureux est attiré là-bas sous mille prétextes et ne tarde pas à s’y dépraver : l’un se perd par les femmes, l’autre par les faveurs, le troisième par la vanité, le quatrième se laisse corrompre par l’argent, et tous passent dans « l’autre camp ». Il ne restera plus bientôt de gens indépendants comme vous et moi… Élargissez le cercle, leur ai-je dit… Que notre mot de ralliement ne soit pas seulement la vertu, mais aussi l’indépendance et l’activité !
– Et quel sera donc le but de cette activité ? s’écria Rostow, qui, enfoncé dans un fauteuil, écoutait Pierre avec une mauvaise humeur croissante… Dans quelle situation vous placera-t-elle par rapport au gouvernement ?
– Dans la situation de ses aides et de ses conseils, et la société qui se formerait sur ces bases n’aurait, à la rigueur, nul besoin d’être secrète. Si le gouvernement consentait à la reconnaître, les conservateurs qui en feraient partie ne seraient pas ses ennemis, mais de loyaux et vrais gentilshommes dans toute l’acception du mot. Nous serions là pour empêcher les Pougatchew de nous couper le cou, et les Araktchéïew de nous exiler aux colonies militaires ; nous nous liguerions dans l’unique intention de veiller au bien général et à la sécurité de chacun.
– À merveille, mais, du moment que la société est secrète, elle est nuisible et ne peut dès lors qu’engendrer le mal.
– Pourquoi donc ? On dirait en vérité que le « Tugendbund » qui a sauvé l’Europe (on n’osait pas encore, à cette époque, en faire honneur à la Russie) a fait naître le mal ? N’est-il pas au contraire l’alliance de la vertu, de l’amour, de l’assistance mutuelle, la mise en action, en un mot, des paroles de Jésus-Christ sur la croix ? »
Natacha, qui était entrée dans le cabinet pendant la discussion, rayonnait de joie en contemplant le visage ému de son mari, sans écouter ses paroles qu’elle connaissait par avance, comme tout ce qui sortait de l’âme de Pierre. Et le petit Nicolas, dont le cou fluet émergeait de son col rabattu, et à qui personne ne faisait plus attention, était aussi heureux qu’elle. Chaque parole de Pierre enflammait son cœur, et, sans s’en apercevoir, il brisait et tordait les plumes et la cire à cacheter rangées sur le bureau de son oncle.
« Allons donc, mon cher, le « Tugendbund » est bon pour les mangeurs de saucisses ; quant à moi, je ne le comprends pas, s’écria Denissow d’une voix haute et ferme. Tout va à la diable, c’est vrai ! mais le « Tugendbund » n’est pas de ma compétence ! Vous êtes mécontent ?
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