La jeune fille à la perle
trois ou quatre fois par semaine, ces séances
duraient une heure ou deux. Je n’aimais rien autant dans la semaine que ces
instants où il n’avait d’yeux que pour moi. La pose était difficile, regarder
de côté pendant de longs moments me donnait mal à la tête, mais peu
m’importait. J’acceptais aussi de bouger sans cesse la tête, de façon que la
bande de tissu jaune se balançât sur mon épaule et qu’il pût me peindre comme
si je venais de me tourner vers lui. Je lui obéissais en tout.
Pourtant, il était malheureux.
Février passa, mars arriva avec ses frimas ensoleillés, il était toujours aussi
malheureux. Il y avait près de deux mois qu’il travaillait à mon portrait et,
bien que ne l’ayant pas vu, je l’imaginais presque terminé. Il ne me demandait
plus de préparer de grosses quantités de couleurs, n’en utilisant que très peu,
bougeant à peine son pinceau pendant les séances. J’avais cru avoir compris ce
qu’il voulait de moi, mais voici que je n’en étais plus si sûre. Parfois, il
restait juste assis à me contempler, comme s’il attendait quelque réaction de
ma part. En ces moments-là, il était plus homme que peintre et il m’était
difficile de le regarder.
Un jour, alors que j’étais
assise sur ma chaise, il me dit soudain :
« Ce portrait satisfera
Van Ruijven, mais pas moi. »
Je ne sus que répondre. N’ayant
pas vu le tableau, j’étais incapable de l’aider.
« Me permettez-vous d’y
jeter un coup d’oeil, Monsieur ? »
Il me lança un regard étrange.
« Peut-être puis-je vous
aider », ajoutai-je, regrettant aussitôt mes paroles.
Je craignis de m’être montrée
trop hardie.
« Si vous le
voulez », finit-il par répondre.
Je me levai et me plaçai
derrière lui. Il resta assis, immobile. J’entendais sa respiration lente et
régulière.
Ce tableau était différent de
ses autres toiles. Seules y figuraient ma tête et mes épaules, sans table, ni rideaux,
ni fenêtres, ni houppette pour adoucir l’ensemble et disperser l’attention. Il
m’avait représentée avec les yeux grands ouverts. La lumière tombait sur mon
visage, en laissant le côté gauche dans l’ombre. Je portais du bleu, du jaune
et du marron. Avec le bout d’étoffe autour de ma tête, je ne me ressemblais
plus, mais ressemblais à une autre Griet venue d’une autre ville, et, qui sait,
d’un autre pays. Le fond noir donnait l’impression que j’étais seule, même si,
de toute évidence, je regardais quelqu’un. J’avais l’air d’attendre un
événement dont je doutais qu’il arrivât jamais.
Il avait raison, le tableau
satisferait peut-être Van Ruijven, mais il y manquait quelque chose.
Je compris avant lui ce qu’il
manquait. Percevant ce qui faisait défaut, cette petite touche de lumière dont
il s’était servi pour aguicher l’oeil dans d’autres toiles, je frissonnai. Et ce
sera la fin, me dis-je.
Je ne me trompais pas.
Cette fois, je n’essayai pas de
l’aider comme je l’avais fait jadis pour le tableau représentant l’épouse de
Van Ruijven en train d’écrire une lettre.
Je ne me glissai pas dans
l’atelier pour changer quoi que ce soit, pour déplacer la chaise sur laquelle
j’étais assise ou pour ouvrir davantage les volets. Je ne drapai pas
différemment les étoffes bleues et jaunes et ne dissimulai pas le haut de ma
chemise. Je ne me mordis pas les lèvres pour les rendre plus rouges, pas plus
que je ne rentrai les joues. Je ne sortis pas non plus les couleurs dont
j’imaginais qu’il se servirait.
Je me contentai de poser pour
lui et de broyer et rincer les couleurs de son choix. Il finirait bien par s’en
apercevoir.
Cela prit plus longtemps que je
ne l’aurais cru. Il fallut deux séances de pose pour qu’il s’aperçoive de ce
qui manquait, il peignait avec un air insatisfait et me renvoyait rapidement.
La réponse vint de Catharina.
Un après-midi, Maertge et moi cirions les chaussures dans la buanderie, tandis
que les autres filles, réunies dans la grande salle, regardaient leur mère se
parer avant de se rendre à une fête donnée à l’occasion d’une naissance. Aux
petits cris de joie que poussèrent Aleydis et Lisbeth, je compris que Catharina
avait sorti ses perles.
J’entendis alors le pas de mon
maître dans le couloir, puis un silence, puis des voix étouffées. Au bout d’un
moment, il m’appela : « Griet, apportez un verre de vin à mon
épouse. »
Je posai sur un
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