La jeune fille à la perle
Ruijven. L’intérêt que
vous porte ce dernier incite votre maître à vous protéger. »
J’acquiesçai de la tête,
secrètement contente d’entendre ce que je soupçonnais.
« Restez en dehors de
leurs histoires. Vous pourriez en pâtir. »
Je continuai à garder la pose
requise pour le tableau. Je secouai malgré moi les épaules, comme pour me
débarrasser d’un châle.
« Il ne me voudra jamais
aucun mal, Monsieur.
— Dites-moi, chère enfant,
connaissez-vous vraiment les hommes ? »
Me sentant rougir, je détournai
la tête. Je revis mes étreintes dans la ruelle avec Pieter fils.
« La rivalité rend les
hommes possessifs. L’intérêt que vous témoigne votre maître est dû en partie à
celui que vous porte Van Ruijven. »
Je gardai le silence.
« Votre maître est un
homme exceptionnel, poursuivit Van Leeuwenhoek. Ses yeux valent des monceaux d’or,
mais parfois il voit ce monde tel qu’il voudrait qu’il soit, et non tel qu’il
est vraiment. Il ne comprend pas que son idéalisme puisse affecter son
entourage. Il ne pense qu’à lui-même et à son travail, et non pas à vous. Vous
devez donc veiller à… »
Il s’interrompit, les pas de
mon maître résonnaient dans l’escalier.
« Veiller à quoi,
Monsieur ? chuchotai-je.
— À rester
vous-même. »
Levant la tête, je le regardai
dans les yeux. « À rester une servante, Monsieur ?
— Non, ce n’est pas ce que
je voulais dire. Les femmes qu’il peint deviennent prisonnières de son monde.
Vous pourriez vous y perdre. »
Mon maître entra dans
l’atelier. « Vous avez bougé, Griet, dit-il.
— Excusez-moi,
Monsieur. »
Une fois de plus, je repris la
pose.
*
Catharina était enceinte de six
mois lorsqu’il entreprit de peindre mon portrait. Déjà bien grosse, elle se
déplaçait lentement, se tenant aux murs, s’agrippant aux dossiers des sièges,
s’y laissant tomber lourdement, à l’occasion, en soupirant. À la voir, cette
grossesse semblait très pénible, ce qui m’étonnait, car ce n’était pas la
première. Même si elle ne se plaignait pas haut et fort, elle donnait
l’impression que chaque geste était pour elle une punition. Je n’avais pas
remarqué ce comportement quand elle attendait Franciscus mais, à l’époque, je
venais d’arriver chez eux, et je ne voyais pas grand-chose au-delà du tas de
linge sale que j’avais à laver chaque matin.
À mesure qu’elle
s’arrondissait, Catharina se repliait sur elle-même. Elle continuait à
s’occuper des enfants avec l’aide de Maertge, à s’intéresser à la tenue de la
maison, à nous donner des ordres, à Tanneke et à moi, à faire des courses avec
Maria Thins. Une partie d’elle-même était cependant ailleurs, avec le bébé
qu’elle portait. Elle se montrait moins dure, moins consciemment blessante.
Elle vivait au ralenti et, si maladroite fût-elle par nature, elle cassait
moins d’objets.
Une chose m’inquiétait, qu’elle
découvrît mon portrait. Par bonheur, elle avait peine à gravir l’escalier
menant à l’atelier, aussi y avait-il peu de chances qu’elle en ouvrît soudain
la porte et nous surprît, moi sur ma chaise, lui devant son chevalet. En outre,
comme nous étions en hiver, elle préférait rester assise devant le feu avec les
enfants, Tanneke et Maria Thins ou somnoler sous un tas de couvertures et de
fourrures.
Le réel danger, c’était qu’elle
l’apprît par Van Ruijven. Parmi ceux qui connaissaient l’existence du portrait,
il était le plus bavard. Il venait régulièrement à la maison poser pour le
tableau du concert. Lors de ses visites, Maria Thins ne m’envoyait plus faire
des courses, ne me disait plus de me cacher. Cela eût été impossible, le nombre
de courses que j’étais susceptible de faire étant restreint. Elle devait aussi
se dire que, satisfait à l’idée d’avoir le tableau, Van Ruijven me laisserait
tranquille.
Elle se trompait. Il venait
parfois me surprendre quand je lavais ou repassais du linge dans la buanderie
ou quand j’aidais Tanneke à la cuisine. Passe encore ses visites quand j’avais
de la compagnie, ou quand Maertge, Tanneke ou même Aleydis étaient avec moi. Il
se contentait alors de me lancer un « Bonjour, ma petite ! » de
sa voix mielleuse. Toutefois si j’étais seule, ce qui était souvent le cas
quand je suspendais le linge dans la cour pour qu’il profite pendant quelques
minutes d’un pâle soleil d’hiver,
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