La jeune fille à la perle
Van Ruijven se glissait dans cet espace clos
et me tripotait derrière un drap ou une chemise de mon maître que je venais
d’accrocher. Je le repoussais aussi poliment qu’une servante peut se permettre
de repousser un Monsieur. Il parvint malgré tout à se familiariser avec la
forme de mes seins et de mes cuisses à travers mes vêtements. Il me disait des
choses que je m’efforçais d’oublier, des mots que je ne répéterais jamais à
personne.
Après sa séance de pose, il
allait toujours saluer Catharina. Sa fille et sa soeur attendaient patiemment
qu’il eût fini de bavarder et de conter fleurette. Même si Maria Thins lui
avait recommandé de ne souffler mot du tableau à Catharina, il était incapable
de garder un secret. Comblé à l’idée de posséder mon portrait, il y faisait
parfois allusion en présence de Catharina.
Un jour, alors que je lavais le
couloir, je l’entendis demander :
« Quel modèle
choisiriez-vous pour votre mari s’il pouvait peindre n’importe qui au
monde ?
— Oh ! je ne pense
jamais à ce genre de choses, répondit Catharina en riant. Il peint ce qu’il
peint.
— Je n’en suis pas si
sûr… »
Van Ruijven s’efforçait
tellement de jouer au malin que même Catharina ne pouvait manquer de relever
l’allusion.
« Que voulez-vous
dire ? demanda-t-elle.
— Oh, rien, rien du tout.
Mais vous devriez lui demander un portrait. Il acceptera peut-être. Il pourrait
peindre l’un de vos enfants, Maertge, par exemple. Ou votre charmante
personne. »
Catharina garda le silence. À
en juger par la rapidité avec laquelle Van Ruijven changea de sujet, il avait
conscience d’avoir commis une bévue.
Un autre jour, alors que
Catharina lui demandait s’il aimait poser pour le tableau, il répondit :
« Pas autant que si
c’était en compagnie d’une jeune et jolie fille. Mais je sais que, de toute
façon, je l’aurai bientôt et, pour le moment, je dois me contenter de
ça. »
Catharina ne releva pas cette
remarque, ce qu’elle n’aurait pas manqué de faire quelques mois plus tôt.
Peut-être ces paroles n’avaient-elles éveillé en elle aucun soupçon puisqu’elle
ignorait tout de mon portrait. J’étais horrifiée. Je répétai les mots de Van
Ruijven à Maria Thins.
« As-tu écouté aux portes,
ma fille ? me demanda la vieille dame.
— Je… »
Il me fut impossible de nier.
Maria Thins eut un sourire
amer.
« Enfin, je te surprends à
te conduire comme toutes les servantes, à ce qu’on dit. Sans doute ne
tarderas-tu pas à voler les petites cuillères en argent. »
Je tressaillis. Comment
pouvait-elle se montrer aussi dure, surtout après l’incident des peignes qui
mettait en cause Cornelia ? Je n’avais pas le choix, j’étais son obligée,
je devais lui permettre ces mots cruels.
« Mais tu as raison :
la bouche de Van Ruijven a autant de mal à rester fermée que la bourse d’une
putain, poursuivit-elle. Je lui parlerai à nouveau. »
Lui parler, toutefois, ne
servit à rien si ce n’est à l’inciter à redoubler les allusions devant
Catharina. Maria Thins veilla désormais à rester dans la chambre auprès de sa
fille pour l’inciter à retenir sa langue lorsqu’il s’arrêtait pour la saluer.
J’ignorais comment réagirait
Catharina le jour où elle découvrirait l’existence de mon portrait. Et cela ne
manquerait pas d’arriver. Sinon chez elle, du moins chez Van Ruijven. Un soir
où elle dînerait chez lui, elle lèverait les yeux et me verrait sur un mur, la
fixant du regard.
*
Il ne travaillait pas tous les
jours à mon portrait. Il avait aussi entrepris le tableau du concert, avec ou
sans Van Ruijven et ses compagnes. En leur absence, il peignait le décor ou me
demandait de poser à la place de l’une des femmes : la jeune fille assise
devant le virginal ou la chanteuse tenant une partition. Je ne portais pas
leurs vêtements. Mon maître avait simplement besoin d’une silhouette. Parfois,
les deux femmes venaient sans Van Ruijven. C’est alors qu’il travaillait le
mieux. Van Ruijven était un modèle difficile. Je l’entendais quand je
travaillais au grenier. Il ne tenait pas en place, voulait parler, jouer du
luth. Mon maître se montrait aussi patient avec lui qu’avec un enfant, mais
parfois je percevais à son ton de voix qu’il se rendrait ce soir-là à la
taverne et en reviendrait les yeux brillants comme des boutons d’argent. Je
posais pour l’autre tableau
Weitere Kostenlose Bücher