La jeunesse mélancolique et très désabusée d'Adolf Hitler
être utile un jour : il ne retenait que ce qui l’intéressait, rejetant sans état d’âme ce qui allait à l’encontre de ses idées toutes faites. Pour faire court, Adolf était visiblement plus à l’aise dans son imagination que dans sa vie quotidienne.
Ces derniers temps, la solitude lui pesait. Lorsqu’il était revenu de Salzbourg, en février, il avait eu la désagréable surprise de découvrir la défection de Rudi.
– A-t-il dit où il allait ?
Herr Popp avait hoché sa tête ronde.
– Il s’est installé dans une chambrette pas très loin d’ici.
Adolf songea à Gustl qui ne lui aurait jamais fait un tel mauvais coup. La question suivante lui coûta une grosse dose d’amour-propre :
– Il a dit pourquoi il partait ?
Herr Popp avait ébauché un demi-sourire.
– Il a dit qu’il allait rattraper au moins un siècle de sommeil en retard.
Adolf n’avait pu dissimuler son dépit. Une telle ingratitude le confondait.
– Je ne lui voulais que du bien… je voulais qu’il bénéficie de mon expérience… je voulais lui éviter mes erreurs… je voulais qu’il gagne du temps… et en échange, il vendait mes peintures.
Herr Popp leva l’index pour attirer son attention.
– Il m’a laissé sa nouvelle adresse pour vous, Herr Hitler, et il m’a dit que rien ne changeait pour votre association. Il veut seulement pouvoir dormir toutes les nuits.
Adolf rouvrit la fenêtre. Il faisait chaud dans la chambre et le moindre courant d’air était le bienvenu. Puis, faute d’une meilleure idée, il retourna à sa révoltante lecture, tel un chien à son vomi.
Dans l’Antiquité, les peintres étaient des travailleurs manuels, des travailleurs à gages. Appréciait-on leur œuvre, c’était pour en dissocier leur personne. On disait : Nous admirons l’œuvre, nous méprisons l’ouvrier.
Dans la comptabilité du temple d’Athéna et de Poséidon (sur l’Acropole), il était dit que les peintres
devaient être rémunérés à la pièce ou au pied : rien ne devait les distinguer des ouvriers qui montaient les échafaudages.
***
À l’instant précis où Adolf mouillait son index pour mieux tourner la page, la voiture de tête du cortège de l’archiduc apparut sur le quai Appel, suivie trente mètres derrière par la Gräf und Stift.
Le cœur de Mohamed Mehmedbasic palpita dans sa cage thoracique. Effet secondaire de la peur, il n’avait plus de salive. Ex-menuisier originaire d’Herzégovine, il avait été recruté en janvier 1914 par la Main noire. Bien que, issu d’une famille bosniaque convertie depuis six générations à la foi ottomane, Mehmedbasic se présentait comme un nationaliste serbe disponible pour n’importe quel mauvais coup contre l’occupant autrichien. Afin de tester sa détermination, la Main noire l’avait expédié à Sarajevo assassiner le général Oskar Potiorek, le gouverneur militaire de Bosnie-Herzégovine. Pour ce faire il avait reçu un poignard et un flacon de curare. Avant de frapper, il devait imprégner la lame de poison ; ainsi, même si le couteau ratait une partie vitale, le poison corrigerait l’erreur. Mehmedbasic avait pris le train pour Sarajevo ; alors qu’il approchait de la capitale, des policiers en uniforme étaient montés dans le compartiment. Pris de panique, il s’était aussitôt débarrassé du poignard et du flacon de curare en les jetant par la fenêtre, et il avait déclaré sa mission avortée. Au printemps de la même année, par l’intermédiaire de Danilo Ilic, la Main noire lui avait offert une seconde chance en l’incluant dans le complot contre l’Héritier.
Mehmedbasic entendit le grondement des moteurs du cortège qui approchait à petite vitesse. La foule clairsemée sous les arbres s’agita ; certains crièrent : « Vive l’Archiduc, vive
l’Empereur ! » D’autres se contentèrent d’applaudir poliment. Malgré les vives instances du chef de la police qui en avait réclamé le double, à peine cent vingt policiers étaient déployés le long du parcours, soit un homme tous les quarante mètres.
Le rythme cardiaque de Mehmedbasic s’emballa, sa gorge se dessécha, ses idées prirent le large dans un grand désordre, il eut envie de pisser. Cherchant sans le trouver Danilo Ilic, il se tourna vers Cabrinovic posté à une trentaine de pas et fit le signe convenu.
En dépit de la grosse chaleur, Cabrinovic frissonna dans ses habits neufs. À son tour, il vit le cortège
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