La jeunesse mélancolique et très désabusée d'Adolf Hitler
corps d’armée.
François-Ferdinand portait un uniforme de général de cavalerie lourdement médaillé, tunique bleu ciel, shako orné de plumes de coq vertes, pantalon noir à bandes rouges, bottes à éperons ; Sophie était coiffée d’une grande capeline blanche garnie d’un voile, robe de satin blanc, ceinture écarlate, épaules recouvertes d’une cape composée de queues
d’hermine, éventail noir dans une main, ombrelle blanche dans l’autre.
Le couple sortit de la gare et franchit la haie d’honneur formée d’un côté par des musulmans en fez rouge et pantalons bouffants, de l’autre par des officiels en queue-de-pie et haut-de-forme. Ils s’installèrent à l’arrière d’une superbe décapotable Gräf und Stift flambant neuve. Le général Oskar Potiorek, gouverneur de Bosnie-Herzégovine, s’installa plus modestement sur le strapontin, tandis que le lieutenant-colonel comte Harrach monta à l’avant, à côté de Franz Urban, le chauffeur.
Souriante derrière sa voilette, la duchesse Sophie rayonnait de contentement. C’était la première fois qu’elle s’asseyait à côté de son mari lors d’une manifestation officielle. À Vienne, le protocole le lui interdisait. Elle devait cette dérogation à son mari. « Ma bien-aimée, je vous offre ce voyage en souvenir de ce 28 juin à la Hofburg. »
Ce 28 juin 1909, devant toute la Cour réunie dans le palais impérial, face à son oncle l’Empereur-roi François-Joseph, l’archiduc François-Ferdinand avait subi l’humiliation de sa vie en acceptant, publiquement, le mariage morganatique que lui imposait le protocole. Dépourvue de la plus petite goutte de sang royal, Sophie (née Chotek) ne serait jamais impératrice, ses enfants ne seraient jamais des archiducs et des archiduchesses, jamais ils n’auraient un rang à la Cour. Depuis leur mariage, les brimades comme les humiliations étaient quotidiennes : entre autres, lorsque l’archiduc arrivait, on ouvrait les portes à deux battants, et quand c’était elle, on refermait précipitamment un battant. Sophie était la dernière à table, et dans les cortèges, alors que François-Ferdinand marchait en tête avec l’Empereur (un pas en retrait tout de même), elle était reléguée en queue, derrière les petites archiduchesses adolescentes : plus mesquin n’était disponible qu’à la Cour d’Espagne, ou peut-être à celle de Versailles.
Le cortège formé de six luxueuses voitures prit la direction de l’hôtel de ville où le conseil municipal au complet (des musulmans, des Serbes orthodoxes, des Croates catholiques) attendait l’arrivée de l’archiduc et de la duchesse. Cinq officiers de la police bosniaque occupaient la voiture de tête. La suivante était la Gräf und Stift à quatre cylindres réservée à l’archiduc : un drapeau jaune et noir orné de l’aigle bicéphale flottait sur le capot. Les deux autres véhicules transportaient les aides de camp et les officiels ; la sixième limousine, prévue en cas de panne, était vide.
***
Après avoir vérifié qu’il lui restait suffisamment d’argent, Cabrinovic dit :
– Faites-m’en une autre.
Le photographe ôta la plaque impressionnée et glissa une plaque vierge dans l’appareil, puis il retourna sous le voile noir.
– Ne bougez plus, le gros oiseau va sortir.
Cabrinovic se figea ; songeant à sa grand-mère, il relâcha sa pose, s’efforçant d’exprimer un mélange de douceur et de détermination, ce qui lui était difficile. Pendant ce temps, le soleil cuisait ses joues pâles et réchauffait agréablement sa poitrine mitée par la tuberculose.
– Repassez dans une demi-heure, elles seront prêtes, dit le photographe.
– Non, je ne peux pas revenir. Voici l’adresse où il faut les envoyer.
C’était l’adresse de sa grand-mère. Il l’aimait beaucoup. Elle avait toujours été là pour badigeonner au Mercurochrome les gnons que lui infligeait sa brute de père.
Il quitta l’atelier en se coiffant de sa casquette, retrouvant le soleil et les bruits de la rue. Un char à bœufs fleuri pour le Vidovdan, le jour de la Saint-Guy, passa devant lui,
transportant une famille entière de musulmans endimanchés.
Que l’archiduc ait choisi ce jour férié commémorant le cinq cent vingt-cinquième anniversaire de la bataille de Kosovo Polié – le 28 juin 1389, jour où le sultan Mourad avait flanqué une grosse pâtée à la chevalerie serbe – était considéré
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