La jeunesse mélancolique et très désabusée d'Adolf Hitler
Tout ce que je comprends m’appartiens, j’ai parlé, howgh !
Les deux jeunes gens se revirent à plusieurs reprises, sans pour autant sympathiser. Ils se vouvoyaient avec gravité, et ils se donnaient du Herr Hitler et du Herr Wittgenstein. Leurs entretiens se déroulaient toujours à l’intérieur de l’établissement, jamais au-dehors. Rarement Wittgenstein
posait des questions, en revanche il répondait toujours courtoisement à celles d’Adolf.
– Une rumeur raconte que vous avez sept pianos à queue.
– Oui, mais-mais-mais encore ?
– Pourquoi sept ?
Wittgenstein avait haussé les épaules avec une désinvolture qui lui allait comme un gant.
– Un pour cha-cha-chaque jour de-de-de la semaine.
Insensible à l’ironie, Adolf opina du chef, façon « C’est bien ce que je pensais ».
– Voi-voici le nom du re-re-recueil de textes de notre bon Arthur. Je-je-je vous aurais volontiers prêté ma-ma copie, mais-mais elle est restée à Vienne.
Ludwig lui remit un morceau de papier sur lequel il avait écrit : Parerga et Paralipomena , Éditions Brockhaus.
– Vous-vous-vous verrez, c’est fameux.
– Je vous remercie, Herr Wittgenstein. Dès demain je le commande chez Hundertgott.
Avant de se quitter, Ludwig lui dit :
– À tra-tra-travers les barreaux d’un asile d’a-d’a-d’aliénés un fou interpelle un pa-pa-passant et lui demande : Vous-vous-vous êtes nombreux là-dedans ?
Adolf fronça les sourcils.
– De quel asile parlez-vous ? Parce qu’à Linz nous n’en avons pas.
Ludwig allait dire quelque chose de pertinent lorsqu’il se ravisa.
– C’é-c’é-c’était une plaisanterie, Herr Hitler, rien-rien-rien de plus.
Adolf le regarda comme une grenouille regarderait un épluche-patates (À quoi ça sert ?). Décidément il était épuisant de converser avec ce type : il n’avait pas son égal pour vous convaincre de sa triple supériorité, sociale, physique, intellectuelle. Il était aussi le premier milliardaire qu’Adolf
rencontrait. À ce titre, Ludwig était exactement ce qu’Adolf aurait aimé être et ne serait jamais (profond soupir).
Le mois dernier, leurs échanges de propos et d’informations étaient tombés sur l’écrivain Karl May. Adolf s’était aussitôt embrasé.
– Ne souriez pas, Herr Wittgenstein, c’est un authentique génie ! Karl est à la littérature ce que Richard est à la musique.
Ludwig avait fait ce qu’il n’avait encore jamais fait à la Realschule , il avait éclaté de rire et Adolf l’avait mal pris.
– Avez-vous lu au moins Winnetou, l’homme de la prairie , ou Une chevauchée dans le désert , Herr Wittgenstein ?
Ludwig sourcilla au ton sec de ce benêt en Lederhose qui, été comme hiver, dévoilait genoux et mollets en toute impunité.
– Non, je n’ai pas lu cet auteur, mais si vous avez la bonté de me prêter ces livres, je les lirai et je vous dirai ce que j’en pense.
D’emblée, la couleur du regard d’Adolf avait séduit Ludwig, deux yeux bleu acier, perçant, brillant, droit comme une flèche, exactement le regard qu’il aurait adoré avoir : des yeux qui faisaient oublier le reste d’un physique plutôt banal. L’accent bavarois l’avait également séduit, mais voilà, il y avait les flatulences, presque toujours silencieuses, certes, et le plus souvent inodores, mais trop fréquentes pour être naturelles.
Le lendemain matin, entre la leçon d’allemand du professeur Huemer et la classe d’instruction religieuse du révérend père Schwartz, Adolf monta au premier étage remettre à Ludwig les deux livres aux couvertures fatiguées.
Deux jours plus tard, Ludwig les lui rendait.
– C’est du-du-du sous Feni-Feni-Fenimore Cooper, rien-rien-rien d’autre.
L’indignation figea Adolf sur place. Ludwig crut entendre un gargouillement.
– Ce-ce-ce n’est que mon-mon-mon avis, Herr Hitler, rien d’autre.
– J’ai lu Fenimore Cooper, c’est pas mal, mais Karl May est bien supérieur.
Ludwig se déhancha et tapota l’ongle de son pouce contre ses incisives.
– Le-le-le Neues Wiener Tagblatt vient de-de-de publier un article dévasta-ta-tateur sur votre idole, Herr Hitler. Il y est écrit que-que-que Karl May est un impo-po-posteur.
Adolf pensait que montrer une émotion, n’importe laquelle, était exposer une faiblesse. Il dit d’une voix impassible :
– Imposteur ? Quelle imposture ? Que voulez-vous dire ?
– Il n’a ja-ja-jamais
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