La jeunesse mélancolique et très désabusée d'Adolf Hitler
et Karl.
Leurs camarades conversaient avec animation devant la colonne de la Trinité.
– Je te dis que c’est certain, son arrière-grand-père paternel s’appelait Moses Meier, alors si ça c’est pas juif !
– Pourtant il est inscrit comme catholique romain !
Wolfgang Piffer (le fils de l’imprimeur Piffer dans la Karl-Wiserstrasse) eut un mouvement d’épaules suivi d’une grimace dépréciative. Il déplia un feuillet et le lut.
– À l’époque où le Kaiser Napoléon nous occupait, en 1808, il a imposé un édit qui obligeait les Juifs à faire comme tout le monde et à se choisir un nom de famille ;
alors son arrière-arrière-grand-père, qui n’était que l’intendant du château, a pris le nom de son maître. Y manque pas de culot, celui-là !
– De qui parlez-vous ? demanda Adolf après leur avoir serré la main.
– De Wittgenstein, y paraît que c’est un faux catholique mais un vrai Juif.
– Le prétentieux en cinquième qui bégaie et qui vouvoie tout le monde ? s’étonna Balduin en se frottant les mains vivement pour ranimer la circulation sanguine.
– Oui, lui.
Les nombreux clochers linzois sonnant 8 heures, les adolescents se hâtèrent vers la Steingasse.
– Alors c’est pas étonnant qu’il soit si riche, dit Karl Korger, le fils aîné du marchand de tabac de la Bischofstrasse.
Adolf toucha le bras de Wolfgang pour attirer son attention.
– Comment sais-tu tout ça ?
– C’est mon oncle Anton qui travaille au Linzer Fliegende Blätter qui l’a dit hier au soir à mon père. Ils se sont renseignés à Vienne. Ils tiennent les Juifs à l’œil là-bas.
L’inscription à la Realschule publique du fils de l’industriel viennois Karl Wittgenstein avait porté à ébullition la curiosité des journalistes du Linzer Fliegende Blätter , tous résolument pangermanistes.
– C’est peut-être un Juif converti, proposa Balduin, je sais que c’est possible, tandis que le contraire, ça l’est pas.
– Un Juif reste un Juif, même s’il est devenu catholique… On dit que c’est une ruse pour passer encore mieux inaperçu… et mon oncle dit que si les Wittgenstein ont la réputation d’être des antisémites c’est encore une ruse pour mieux nous avoir.
– Des Juifs antisémites, c’est comme de l’eau sèche, c’est impossible.
– C’est ce que je dis ! C’est une ruse ! Tu écoutes quand je parle, ou tu fais semblant ?
Adolf resta perplexe. Il connaissait Wittgenstein. Ils s’échangeaient des livres, quelquefois des idées.
– J’ignorais que les Juifs puissent être des blonds aux yeux bleus, dit-il en entrant dans la Realschule .
– C’est encore une ruse ! décréta Wolfgang, résolu à ne pas céder d’un centimètre.
Dans le hall, assis sur un tabouret, devant la table supportant le registre des retards, l’incorruptible concierge Hans Hansen tenait dans le creux de sa main gauche un oignon gros comme une petite pomme.
– Neuf minutes, dit-il aux élèves en pointant l’index vers le registre.
Prenant un ton las et désabusé, il ajouta :
– Et pour la énième fois, messieurs, veuillez enlever vos couleurs.
Adolf signa le registre tandis que ses camarades empochaient leur ruban noir-rouge-or et émargeaient à leur tour.
***
Le 26 avril 1889, à 20 h 30, (soit exactement six jours et deux heures après l’apparition d’Adolf sur cette planète), était né Ludwig, le huitième et dernier enfant de Karl et Leopoldine Wittgenstein.
Karl Wittgenstein était connu pour sa vitalité et son esprit de décision. Il faisait partie de cette nouvelle classe dite des entrepreneurs. En une génération, Karl avait édifié une formidable fortune dans l’industrie, devenant l’équivalent autrichien des Krupp, des Carnegie, des Rothschild. De belle allure, sûr de lui, pertinent, caustique, spirituel, adroit de ses mains comme de son esprit, ses concurrents en affaires lui reconnaissaient le pouvoir de charmer même un oiseau sur une branche. Pour Hermine, ils avaient peut-être
manqué de ce strict sens du devoir, das harte Muss , que leur père avait tant cherché à leur inculquer.
Ce qui n’empêchait pas son épouse, Leopoldine, d’être une femme effacée, passive, sensible, et qui manquait singulièrement de confiance en elle. De plus, Leopoldine était de petite taille, si petite que lorsqu’elle jouait du piano ses mains couvraient à peine une octave et ses pieds atteignaient tout
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