La jeunesse mélancolique et très désabusée d'Adolf Hitler
juste les pédales. Bien que intellectuellement falote (elle avait des difficultés à suivre une phrase compliquée), Leopoldine était capable de déchiffrer à vue les morceaux de musique les plus complexes. Son existence était dédiée à son mari et elle vivait dans la peur de manquer à ses devoirs ; mais comme elle était dans l’incapacité de comprendre clairement en quoi ils consistaient, elle ne faisait rien et imitait en cela l’enfant qui ferme les yeux pour se cacher, persuadé que personne ne peut le voir.
La formation intellectuelle des enfants Wittgenstein était administrée à domicile dans l’austère palais familial de l’Alleegasse. Cette éducation était confiée à des précepteurs français et à des gouvernantes anglaises qui n’étaient jamais l’objet de contrôle de la part des parents. Karl était le plus souvent absent, et lorsqu’il était là, il n’avait pas le temps. Quant à Leopoldine, elle n’osait intervenir, paralysée à l’idée de commettre une erreur de jugement ou autre.
Ludwig venait de fêter ses quatorze ans lorsque son père découvrit avec ébahissement le niveau de ses connaissances.
– Je découvre que vous êtes affecté d’une ignorance encyclopédique, veuillez vous expliquer.
Ludwig se déhancha et répondit avec une exacte franchise : ne jamais mentir était la pierre d’angle du strict sens du devoir tant prisé par son père et qu’il avait adopté à la lettre.
– Vous avez engagé de mauvais précepteurs, monsieur, ils sont trop malléables pour être d’une quelconque efficacité…
Ils m’ont toujours laissé une grande liberté, et comme j’ai récemment développé une inclinaison pour la paresse, j’en ai profité… Vous auriez fait de même, n’est-ce pas ?
Ludwig appelait paresse l’activité consacrée à la lecture et à la relecture de Goethe, Schiller, Mörike, Lessing, rêvant ainsi à la vie que l’avenir lui destinait, sifflant ce faisant l’intégralité des Maîtres chanteurs . Récemment, il avait lu le livre à la mode Sexe et Caractère du lugubre Otto Weininger, un théoricien homosexuel qui n’avait pas son égal pour exprimer la douloureuse haine de soi juive qui l’animait. Weininger divisait l’homme en deux pôles : l’un positif et créateur, soucieux du réel et du vrai ; l’autre négatif et amoral, préoccupé non par le bien ou la vérité objective, mais par les instincts, et surtout la sexualité. Weininger avait attribué le pôle positif à l’homme et le pôle négatif à la femme. Sa névrose existentielle découlait du fait qu’il avait identifié sa nature juive au pôle féminin et infiniment négatif de sa théorie. Plus tard, soucieux de démontrer le sérieux, la triste véracité et le suivi de sa pensée, Otto Weininger s’était pendu à une poutre de son grenier.
Karl Wittgenstein toisa froidement son benjamin.
– Que feriez-vous à ma place, monsieur ?
Sans hésiter, en bon masochiste, Ludwig proposa ce qu’il appréhendait le plus :
– À votre place, monsieur, je m’enverrais dans une Realschule publique… disons à Linz ?
– Pourquoi Linz ?
– Il n’y a pas plus loin de l’Alleegasse, monsieur.
Une semaine plus tard, l’adolescent se présentait à la Realschule de la Steingasse. Taille moyenne, cheveux blonds, yeux bleus, vêtements de qualité, gestes maniérés, posture stylée (« Le style, on ne peut que le montrer, pas le dire »), Ludwig avait tout ce qu’il fallait pour attirer
l’attention ; seul bémol, sa voix était un poil trop aiguë et il bégayait.
Il réussit modérément son examen d’évaluation, et fut placé en classe de cinquième, une classe en avance d’une année sur son âge.
Lorsque Adolf le vit pour la première fois, Ludwig lisait en marchant dans le couloir, un exercice peu aisé s’il en était ; de plus, il sifflait à la perfection le premier acte des Maîtres chanteurs . Autre surprise de taille, Adolf reconnut le livre que lisait le nouveau : Die Welt als Wille und Vorstellung d’Arthur Schopenhauer, le livre même qui avait chamboulé du tout au tout la vie de Richard Wagner. Fidèle à sa devise : Tout ce qui intéresse Richard m’intéresse, Adolf avait tenté de lire l’énorme ouvrage de mille quatre cent vingt et une pages. Après avoir courageusement lu, relu et rerelu les dix premières phrases du premier chapitre sans jamais comprendre la même chose (à dire vrai, s’il
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