La lanterne des morts
1
JANVIER 1794…
C'était une nuit froide et pluvieuse, zébrée d’éclairs éblouissants dans un ciel traversé de lourds et sombres nuages. Le vent, soufflant en fortes rafales, ajoutait à la désolation d’un pareil temps.
Secouée par une mer très agitée, une chaloupe tentait de gagner la côte, une plage déserte quelque part entre Rochefort et La Rochelle.
À l’arrière-plan, à la lueur des éclairs, on devinait les formes élégantes d’une superbe frégate tous feux éteints.
À force de rames, la barque toucha enfin la grève. À une heure si tardive, et en semblables circonstances, un observateur eût sans doute été persuadé qu’une poignée d’aristocrates tentait un discret débarquement depuis une frégate anglaise dans le but d’aller grossir les rangs de l’armée vendéenne.
C'eût été une erreur. La frégate, appelée Terpsichore , était française et l’officier, un capitaine de vaisseau de quarante ans qui le premier sauta sur le sable humide, portait la cocarde tricolore à son tricorne.
Grand, mince, silhouette élancée, il avait un visage tourmenté, pommettes saillantes et joues creusées mais on remarquait avant tout son regard, des yeux gris-vert tour à tour durs ou ironiques.
Commandant de La Terpsichore , il s’appelait Joachim de Niel, ci-devant comte de Valencey et prince d’Adana.
Le second à sauter sur la grève était également son second à bord du vaisseau mais bien davantage dans la vie: presque un frère. Enfant trouvé, il avait grandi avec Valencey d’Adana avant d’être anobli à l’initiative du père de celui-ci. Athlétique, il s’appelait Mahé de Campagne-Ampillac, lieutenant de vaisseau et ci-devant baron. Comme ses camarades, il n’avait pas revu la France depuis treize ans.
Un troisième homme bondit à son tour. Petite soixantaine, chirurgien du bord, il se nommait Florent de Saint-Frégant. Il embrassa le sol de son pays auquel il rêvait depuis la fin de la guerre d’Indépendance américaine.
La barque s’éloigna un instant du rivage mais une forte vague l’y jeta de nouveau.
D’un geste impatient, Valencey d’Adana fit signe qu’on hâte le mouvement tant, en cet instant périlleux où il débarquait, le groupe de fugitifs se trouvait vulnérable.
Un quatrième homme se glissa dans l’eau jusqu’à mi-cuisse et jeta un regard haineux aux éclairs. Visage de tueur balafré de cicatrices, Jules Dumesnil, roturier et parisien d’origine, était maître d’équipage. Lui aussi avait suivi son capitaine lors de son long et injuste bannissement ordonné par Louis XVI.
Un cinquième sauta lestement. Grand et souple, il différait des autres par son uniforme et son grade élevé de commodore 1 de la marine de guerre américaine. Il s’appelait John O'Shea.
Le sixième et dernier clandestin, âgé de trente-cinq ans, quitta la barque d’un saut très souple puis, d’un geste élégant, brossa son uniforme. Bien qu’il souffrît du « Haut-Mal 2 » et redoutât à chaque instant une crise, c’était un homme brillant et courageux. Il s’appelait Bernardin des Essarts, ci-devant marquis de La Mellerie.
Avec ensemble, les fugitifs repoussèrent la barque dont les rameurs, allant contre la vague, n’étaient guère à la fête.
Un instant, à la lueur d’un éclair, Valencey d’Adana observa sa frégate confiée à Joseph de Keringan secondé par Guillaume de Lamorville, tous deux ci-devant aristocrates, compagnons des premières années, exilés volontaires sous la monarchie, fervents républicains et francs-maçons comme l’étaient La Mellerie, Dumesnil et Saint-Frégant.
La région était en sédition. Vendée, Maine, Anjou, les républicains contrôlaient plus ou moins les villes mais les Vendéens tenaient la plupart des villages, routes, chemins et forêts. Encore la situation évoluait-elle sans cesse au gré des déplacements imprévisibles des armées et des bandes vendéennes. Pris par celles-ci avec une cocarde tricolore au chapeau n’appelait qu’un châtiment: l’exécution immédiate, parfois précédée de tortures et de mutilations.
Le petit groupe clandestin longea pendant près d’un kilomètre un chemin côtier. Valencey d’Adana, qui marchait en tête, semblait remarquablement bien renseigné. Il l’était, ayant reçu de France un plan très détaillé de la région. Son informateur et ami, Pierre-François Gréville, n’était rien moins que général de la police secrète
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