La lanterne des morts
Sans états d’âme, Jules Dumesnil achevait les blessés d’une balle dans la tête. Les officiers avaient beau réprouver pareil comportement, les consignes de Gréville étaient claires: dans la Vendée de 1794, aucun des deux camps ne faisait plus de prisonniers sauf à désirer, pour les uns, pourvoir la guillotine et pour les autres, décorer les arbres de bleu.
Tandis qu'O'Shea s’éloignait de quelques pas pour marquer sa désapprobation, on parvint à rattraper six chevaux qu’on attacha prudemment derrière l’église puis on alla inspecter les cadavres alignés derrière une haie.
La taille prise dans une écharpe de soie blanche, il y avait là deux officiers, l’un très grand, l’autre très jeune avec un visage d’ange.
– En voilà d’autres!… murmura Valencey d’Adana et chacun reprit son poste mais le capitaine de vaisseau, connu pour sa vue extraordinaire, ordonna:
– Ne tirez pas, ils sont des nôtres!
Escortées par tout un peloton de hussards, quatre voitures qui ne craignaient pas d’éclairer par des lanternes passèrent au grand galop.
Les officiers restèrent un moment silencieux, soudain insensibles au froid puis, traduisant le sentiment général, Valencey d’Adana lança:
– Ce peloton de cavalerie… Ah ça, messieurs, c’est la première fois, sur terre, que je vois un drapeau tricolore.
– Et voilà qui réchauffe le cœur!… répondit Dumesnil avec enthousiasme.
O'Shea, disparu un moment, revint en titubant et s’effondra. La Mellerie se précipita:
– Mon Dieu, il est blessé!
Aussitôt, on transporta l’Américain à l’intérieur de l’église tandis que Valencey d’Adana, désignant les cadavres à Dumesnil d’un signe de tête, ordonnait:
– Fouillez-les et ramenez tout ce que vous trouverez.
L'excellent Saint-Frégant ne fut point long à ranimer le commodore O'Shea. Rompant avec la tradition de silence de ses confrères, le chirurgien de La Terpsichore expliquait aux blessés ce qu’il faisait et la nature de leur mal. De fait, la chose avait pour effet de mettre en confiance les malheureux.
Saint-Frégant, tout en sortant ses instruments et ses fioles, dit d’une voix douce:
– Vous avez deux blessures, à mon avis sans gravité mais l’une est douloureuse. Vous avez dans l’estomac une balle amortie, qui a dû toucher un arbre et y perdre sa force avant de ricocher sur vous. Elle s’est enfoncée sans déchirer votre chemise, je vais donc tirer sur celle-ci, ce qui aura pour effet d’extraire la balle. C'est assez original mais moins rare qu’il y paraît. Vous souffrirez cependant pendant une petite semaine.
– Je suis dur à la douleur, monsieur, et vous avez toute ma confiance.
– J’en suis fort honoré, répondit Saint-Frégant qui poursuivit: la blessure que vous avez au poignet gauche m’inquiète davantage. L'os n’est point touché mais on peut toujours craindre une infection en raison de minuscules fragments de laine dans les chairs lésées. Je vais vous traiter en alternance au styrax, un baume tiré de l’aliboufier, et à ce qu’on nomme curieusement «le digestif», un onguent à base de jaune d’œuf, d’huile rosat et de térébenthine. Mais avant, je m’en vais nettoyer votre plaie avec une eau en laquelle on a fait éteindre de la chaux, cela prévient l’infection.
– Tant de soins, monsieur, sont preuves de votre grande bonté.
Saint-Frégant répondit froidement:
– Monsieur, je soignerais pareillement un Vendéen si on m’en donnait l’ordre.
Cependant, n’y pouvant tenir, il adressa un clin d’œil à O'Shea:
– Mais avec un ancien officier insurgent, doublé d’un ami, comptez que j’y mettrai tant de délicatesse que vous souffrirez fort peu.
Le marquis de La Mellerie, qui s’était approché, sourit à l’Américain:
– Vous avez au fond de la chance: vous êtes entre les mains d’une future gloire de la médecine de la République française.
– De la chance, certainement!… répondit le commodore, grand admirateur de la France.
La France, il la trouvait tout entière en cette poignée d’hommes spécialistes de la marine, l’artillerie, l’architecture navale, la médecine, la géographie, les mathématiques, l’histoire, l’hydrographie et tant d’autres choses. Il voyait là plus de savoirs que dans toute une armée. Il se persuada une nouvelle fois qu’il devait apprendre, encore et toujours, de ce très vieux pays et de cette jeune
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