La lanterne des morts
J’ai voyagé contraint de mettre ma tête entre mes genoux mais je me souviens que les chevaux peinaient sur un mauvais chemin sans doute détrempé et glissant. Aperçu un court instant, je crois avoir reconnu l’aspect de ce paysage, c’est celui des Mauges où les républicains hésitent encore à se risquer. J’ai cru comprendre que, si le château est toujours intact, c’est qu’il appartient à un ancien fermier général faussement rallié à la République et devenu fournisseur des armées. Sinon, presque tous furent brûlés dans les Mauges.
Pour le commodore O'Shea, Valencey d’Adana expliqua:
– Les Mauges, c’est Cholet, Mortagne, Vihiers, Thouars, Bressuire, Cerizay… La région est très vaste et toujours sous le contrôle des brigands de la Vendée.
Le baron de Saint-Frégant, qui avait allumé le brûle-gueule lui servant de pipe, suggéra:
– Les prie-Dieu doivent avoir fourni d’excellentes braises, peut-être pourrions-nous souper car quant à moi, j’ai faim.
Sans en écouter davantage, Valencey d’Adana, suivi comme son ombre par Mahé, traversa l’église à grands pas et sortit en haut des marches. Il observa la nuit glacée, noire et venteuse:
– Elle est là, quelque part… Pauvre amour!… A-t-elle froid, faim?… Est-elle malade?… La respectent-ils?
Mahé se montra d’autant plus rassurant qu’il exprimait sa conviction:
– Ne sois pas trop inquiet: elle s’est élevée avec nous, comme un garçon, et sait tenir l’épée. Elle a du caractère et de la détermination.
– Tes paroles me sont douces, Mahé!… répondit le commandant de La Terpsichore qui entra malgré lui la tête dans les épaules en entendant le cri strident et lugubre d’une chouette.
Mahé fut plus persuasif encore:
– Notre mission est vague: reconnaître ce terrain, étudier comment se battent les brigands de la Vendée et, plus tard, revenir avec tout un régiment de marine. Rien dans ces ordres ne nous empêche de rechercher Victoire.
– Mais je ne pense pas à autre chose. Je crois même que Gréville doit le savoir…
– Oh, lui, il sait tout avant tout le monde et tu es certainement son seul ami. Allons, ce sera aventureux et très risqué mais nous la retrouverons: nous en avons connu bien d’autres.
– Bien d’autres qui nous ont fait vieillir, monsieur mon frère!… répondit le ci-devant prince d’une voix étrange.
D’un ton geignard, le prêtre demanda au baron:
– Monsieur, vous êtes chirurgien, me soignerez-vous avant que nous soupions?
Saint-Frégant lui adressa un regard diabolique:
– Hélas, l’abbé, tu ne dînes point. Eh oui, il te faut jeûner. Mais nous sommes des gentilshommes délicats et en voici la preuve: afin de ne pas troubler par d’odieux bruits de mastication l’explication très agitée que tu vas avoir avec Dieu, nous allons t’enfermer dans ton boudoir aux horreurs. Dieu et toi serez en intimité.
– Mais… Vous me devez soigner!
D’un geste précis et sûr, Saint-Frégant toucha les os du crâne, les arcades sourcilières et le nez puis, sans dissimuler une joie mauvaise:
– Tu peux te passer de médecin pour psalmodier quelques dizaines de milliers de «Je vous salue Marie» et autant de «Notre Père».
Et, poussant rudement le prêtre, le chirurgien referma sur lui la porte du cabinet secret. Au moins n’y faisait-il pas trop froid, quand dans les maisons le vin gelait dans les caves et que l’air glacé bloquait le mécanisme des pendules…
8
Assis sur des prie-Dieu installés en cercle autour des braises, Valencey d’Adana et ses quatre compagnons mangeaient avec leurs doigts – mais non sans distinction – en évoquant le curé voué à Satan. Après avoir donné de violents coups de pied dans la porte, celui-ci s’était lassé.
– Qu’allons-nous faire de lui?… demanda Bernardin des Essarts, marquis de La Mellerie.
– Je puis vous l’étrangler!… proposa le baron de Saint-Frégant lequel, prenant certain plaisir à outrer sa haine de la religion et fortifier son personnage, ajouta: diable, étrangler un prêtre, c’est un petit bonheur que la vie ne vous offre pas tous les jours.
On sourit.
Mahé de Campagne-Ampillac, relevant Jules Dumesnil, montait la garde à l’extérieur. C'était là une des grandes supériorités des armées de la République car pour des raisons inconnues qui provoquaient le désespoir de leurs officiers, anciens militaires de carrière, les Vendéens
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