La lanterne des morts
brûle-gueule entre les dents.
Valencey d’Adana et les siens occupaient la plus belle maison, un peu à l’écart du village, et aux portraits qui enlaidissaient les murs, on put l’attribuer, en raison d’un air de famille, au vieil aristocrate tué derrière la barricade.
On comptait six pièces. De belles armoires, des chaises recouvertes de velours d’Utrecht, une grande bibliothèque garnie de livres médiocres. Des chambres à papier peint, chose rare en cette région, et dans la plus belle, un lit à baldaquin, sommier de crin, matelas doux, oreillers… Attenant à la chambre du maître des lieux, un salon de toilette où se remarquait une baignoire en sabot. Dans les autres chambres, à peine plus modestes, on voyait des lits à quatre colonnes peintes en gris clair verni et pieds de cuivre.
Valencey d’Adana regardait tout cela avec froideur et un certain étonnement: son vieux château était loin d’atteindre à pareil luxe. Il en avait certes les moyens, mais assurément pas le goût.
Il revint au salon où des tentures aux fenêtres protégeaient du froid. Il observa avec sympathie La Mellerie, lequel à peine assis s’était endormi dans un des fauteuils gris-blanc verni, avec dossier plié en rouleau garni d’étoffe de soie à arabesques bleu ciel. Même les chaises en acajou marquaient une certaine prétention avec leur dossier composé de deux trompettes liées à un thyrse et des pieds de cuivre.
Après avoir remonté quelques fameuses bouteilles de la cave, Mahé garnissait jusqu’à la gueule le poêle de faïence placé au centre de la pièce.
Arrivant de l’extérieur, Jules Dumesnil remit à son chef les papiers trouvés dans les poches de l’aristocrate ainsi qu’une gazette républicaine en date du 26 février.
Appuyé de l’épaule contre une fenêtre, Valencey d’Adana lut debout, à la clarté déclinante du jour. Il apprit, en un long article récapitulatif à la gloire de la Convention nationale, l’abolition de l’esclavage en date du 4 février et sourit, lui-même ayant anticipé de plus de treize ans pareille mesure en affranchissant et prenant à son bord – malgré une interdiction royale – une vingtaine d’esclaves noirs exploités par un odieux planteur. Défiant tous les usages, Valencey d’Adana avait même nommé l’un d’eux, Hyppolite, sergent des fusiliers de marine.
Il retourna à la lecture de la gazette. Le 5, Robespierre avait prononcé un discours sur la terreur et la vertu. Trois semaines plus tard, à la Convention, Saint-Just dénonçait le «modérantisme» de Danton et des siens, «les Indulgents», puis stigmatisait les Hébertistes, ceux qu’on nommait à Paris les «Exagérés» et qui exigeaient un renforcement de la terreur.
Valencey d’Adana, qui savait lire entre les lignes, en conclut que Robespierre allait frapper les modérés et les enragés, c’est-à-dire les deux ailes de la Convention nationale.
La gazette évoquait également un hiver très rude et une pénurie de vivres, ce que le capitaine traduisit par une disette absolue et un temps insupportable.
Attendri, Mahé de Campagne-Ampillac observa son ami plongé dans la lecture. Où qu’il se trouvât, il lui fallait lire. Il remarqua également que Joachim grisonnait sur les tempes et éprouva comme un vertige tant leur enfance lui paraissait encore proche.
Il l’admira. Pour le sérieux porté à sa lecture, alors qu’épuisés, les hommes ne demandaient qu’à s’effondrer et dormir. Cette façon de toujours vouloir bien faire les choses, même hors le regard des autres. Et pareillement de cette horrible et sauvage guerre clandestine. Certes, il croyait en la Révolution mais Mahé ne s’y trompait pas: cet entêtement à quadriller le bocage, c’était dans l’espoir de la retrouver, elle, Victoire. Pourquoi le mauvais sort s’était-il à ce point acharné contre deux êtres éprouvant l’un pour l’autre et depuis l’enfance un aussi grand amour? Peut-être fragilisé par cette existence incertaine faite de faim, de froid et de mort pouvant surgir derrière chaque buisson, Mahé eut envie de pleurer devant l’injustice faite à son «frère» et à l’adorable et courageuse Victoire.
«La guerre et l’exil nous l’ont abîmé», songea-t-il.
Après la victoire franco-américaine, tandis que Valencey d’Adana couvert de gloire s’apprêtait, aussi joyeux que ses marins, à revenir en France, il avait reçu sans broncher la nouvelle
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