La lanterne des morts
et il n’est que Valencey d’Adana qui demeura obstinément seul: on en devine la raison.
En 1787, la marine française, sur ordre d’un Louis XVI agacé, s’était approchée de la base. Sortant des bouches du fleuve, hérissée de canons, La Terpsichore surgit alors sur mer à la vitesse du vent mais officiers et marins de la flotte française lui firent… une ovation, oubliant leurs ordres et croyant croiser une légende vivante. Il est vrai que, magnifique, la frégate semblait danser sur la crête des vagues, invaincue, auréolée de ses cent soixante et onze victoires consécutives.
– Eh bien, baron?… demanda La Mellerie.
Mahé sursauta, sortant brutalement de ses souvenirs. La table était dressée.
On attaqua par des harengs saurs, puis du bœuf rôti «à l’américaine» par les soins de John O'Shea qui déplorait l’absence de pickles. Saint-Frégant, pour sa part, avait préparé des fricandeaux à l’oseille et une salade de poulet garnie d’anchois. On voyait sur la table des vins de Tokay et de Hongrie.
– Je comprends que le vieux barbon se soit fait tuer à la barricade: contrairement aux pauvres paysans, lui, il avait beaucoup à défendre entre sa cuisine, sa cave et ses lits douillets!… lança Saint-Frégant d’une voix joyeuse.
Malgré des jours et des jours de privations, de neige, de froid et cette angoisse de l’ennemi qui peut surgir derrière chaque arbre, bien qu’ils n’eussent point fait pareil repas depuis fort longtemps, Valencey d’Adana mangeait lentement, sans trop d’appétit et sans rien apprécier réellement.
– Victoire n’est certainement pas très loin!… souffla Mahé d’un ton fraternel en posant son bras autour des épaules du ci-devant prince d’Adana.
– Après tout ce temps et avec cette terrible guerre civile, elle m’aura oublié!… répondit Valencey d’Adana en espérant de toutes ses forces qu’il n’en était rien et allant jusqu’à croiser deux doigts sous la table.
Et tous deux ignoraient que la jeune femme et son guide, à moins de huit cents mètres de là, hésitèrent avant d’éviter ce village trop silencieux où une seule maison était éclairée…
12
Blacfort écumait de rage. L'avant-garde avait entamé le combat sans l’attendre alors qu’il était retenu chez le généralissime Stofflet.
Bientôt, pourtant, tandis qu’il allait au galop avec quelques officiers, l’excitation le prit en entendant les échos d’un duel d’artillerie.
On avait attaqué la petite ville républicaine à neuf heures et un quart, il était dix heures, le meilleur restait donc à venir. Au reste, il chapitrerait l’écrivassier en sous-ordre qui tenait la chronique de ses combats afin qu’il offre à l’histoire la version la plus flatteuse pour ses intérêts.
Blacfort le déplorait, mais il ne pouvait être partout: à la guerre, à l’amour et faisant sa cour au généralissime environné de flatteurs.
Le généralissime Stofflet était un militaire assez talentueux mais sachant à peine lire et écrire, il était facilement tombé sous la coupe de l’intelligence calculatrice de Blacfort qui le manœuvrait sans scrupule.
Il avait intrigué, souhaitant éloigner tel d’auprès du chef des armées pour entrer en sa place; envoyer fort loin tel autre qu’il voulait hors d’auprès Stofflet; sacrifier un troisième à une mort certaine car le jeune muguet se montrait doué, trop doué. Il était, ce semble, impossible d’en faire davantage pour séduire un homme du peuple rêvant d’en imposer aux aristocrates. Vaine ambition que celle de Stofflet lequel, pour la plupart des nobles, resterait toujours un de ceux qui appartenaient à «l’autre monde», terrible expression qui signifiait «le peuple» envisagé du point de vue des aristocrates. Appartenir au peuple constituait pour beaucoup de ceux-ci une faute irrémissible, qui rivait à jamais vos fers quels que fussent vos mérites et vos victoires.
Lorsqu’il y songeait, Blacfort se félicitait de son habileté. Malgré les défaites vendéennes, la pénurie d’hommes et de matériel, il disposait, en tant que général, d’un régiment d’un millier d’hommes, d’un peloton de soixante cavaliers et de vingt canons. Bien des généraux royalistes, plus talentueux ou davantage méritants – mais moins courtisans –, ne pouvaient certes pas en aligner autant, ni même la moitié.
Une fausse note à tout cela venait de l’impossibilité de
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