La lanterne des morts
sur laquelle on avait enchâssé une biche en or. Il sourit.
– La biche, c’est vous: il ne peut en être autrement.
Victoire s’empourpra légèrement, ce qui la rendit plus belle encore, et répondit:
– Mon père m’appelait «sa biche» et m’offrit cette bague qu’il fit faire pour moi. Mais elle ne passera pas la fouille, j’aime mieux vous l’offrir car vous, Bienvenu, vous évitez tous les barrages et je pense qu’ils ne vous prendront jamais.
Bienvenu et Jean-Baptiste se donnèrent l’accolade. Ils se tenaient aux épaules, sans se lâcher, les yeux emplis de larmes car ils se connaissaient et s’aimaient depuis toujours. Puis, après s’être souhaité mutuellement toutes les meilleures choses du monde et de ne se jamais trouver face à face le fusil à la main, Bienvenu lança d’une voix cassée par l’émotion:
– Adieu donc… pataud!
– Adieu… brigand de la Vendée!
1 Jeu de hasard, assez proche de l’actuel loto.
2 À la légère.
11
DÉBUT MARS 1794…
En grande hâte, toute la population du hameau s’était enfuie à leur approche mais il s’agissait de femmes, d’enfants et de vieillards.
Seuls quatre combattants avaient courageusement fait front dont l’un, vieil officier, ancien du régiment royal-Quercy, dirigeait fort lentement ses hommes.
La neige, qui tombait dru, facilita la manœuvre, Valencey d’Adana n’ayant aucune peine à tourner la charrette renversée derrière laquelle attendaient les Vendéens puis, les ayant débordés par les ailes, à les surprendre.
L'épilogue arriva rapidement, sans surprise, et les quatre corps furent laissés là où ils avaient péri.
La Mellerie remarqua la neige dans les yeux grands ouverts du vieillard et des jeunes gens à cocardes blanches. Il n’aurait su dire pourquoi, mais cette vision lui fut tout soudainement intolérable, aussi baissa-t-il les paupières des morts sous le regard surpris, et peut-être désapprobateur, du maître d’équipage Jules Dumesnil.
Il faisait si froid que même les ruisseaux gelaient. Dans les pauvres maisons, des paysans brûlaient de la tourbe dans les cheminées, faute de bois sec.
Les six hommes fouillèrent les habitations. Ils commençaient à bien connaître les caches où l’on trouvait la nourriture, et parfois les armes. Les cinq officiers de marine et le maître d’équipage étaient habitués à des repas austères, les longues courses, le rationnement de vivres, la morue très vinaigrée pour masquer le manque de fraîcheur, les vingt-huit onces de lard salé par personne quatre fois par semaine… Encore Valencey d’Adana avait-il évité le pire, assurant toujours l’approvisionnement en fruits et légumes frais, mais chaque marin connaissait cette horreur des périodes sans vents où le bateau demeurait immobile des jours, voire des semaines, sous un soleil de plomb. Les vivres pourrissaient rapidement, de gros vers qu’il fallait ôter un à un infestaient les biscuits, la farine était nauséabonde, l’eau très rare. Chacun, par chance, était exact à ses devoirs et à l’obéissance mais, sur d’autres navires, des marins mettaient en perce des barriques suspectes où clapotait une eau sombre. Alors venaient la maladie, les reins brisés, de violents maux de tête, des vomissements, la langue noire et gercée: la «fièvre maligne et putride» que les chirurgiens de bord, résignés, combattaient avec des laxatifs tels orge, chiendent et réglisse. Chez d’autres, le scorbut faisait tomber les dents et les chirurgiens coupaient au rasoir les gencives qu’ils désinfectaient au vinaigre…
C'est assez dire que davantage que les troupes de l’infanterie, celles de la marine, très dures à la peine, connaissaient les pénuries et avaient appris à les supporter: depuis trois jours, Valencey d’Adana et les siens se nourrissaient de patates gelées et d’oignons arrachés dans les jardins.
Il apparut bien vite que le hameau si chèrement défendu recelait des vivres en grand nombre et sans doute sa situation géographique, qui se traduisait par un grand isolement à l’écart des routes, l’avait-elle préservé du pillage des Bleus et des «contributions volontaires» apportées aux brigands de la Vendée.
Deux des officiers, qui se piquaient de bien connaître la cuisine, se partagèrent la tâche aux fourneaux: le commodore John O'Shea, ancien commandant de la frégate Ask For The Moon , et le baron de Saint-Frégant qui cuisinait le
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