La lanterne des morts
noms, baron: vous ont-ils dit leurs noms?
– Un marquis des Essarts de La Mellerie qui…
– Non. Qui d’autre?
M. de Penchemel ne comprenait pas l’agitation soudaine de la jeune femme mais il saisit parfaitement que pour elle, ces noms revêtaient une extrême importance. Aussi eut-il l’intelligence et le tact de ne pas demander d’explications:
– Le baron de Saint-Frégant…
– Non!
– Un Américain, le commodore John O'Shea...
– Non!
– Dumesnil?
– Non!
– Je suis désolé, madame, je ne connais point les noms des deux derniers. Du cinquième, je sais qu’il est baron et se prénomme Mahé.
Elle se leva brusquement, porta la main à sa poitrine comme si l’air lui manquait:
– Mahé!… Oh, mon cher Mahé!… Mahé de Campagne-Ampillac, monsieur.
Penchemel, devant cette conviction, ébaucha un geste d’impuissance mais déjà la jeune femme saisissait ses mains en les siennes.
– Le dernier, monsieur!… De grâce, que savez-vous du dernier?
– C'est un capitaine de vaisseau et leur chef. Il ne me l’a pas dit mais je jurerais qu’il est de haute noblesse. Je ne connais hélas que son prénom, Joachim, me semble-t-il…
Elle ferma les yeux. Une telle expression de bonheur et de plénitude envahit son visage et l’illumina que le baron en fut bouleversé.
Ne lâchant pas les mains de Penchemel, elle le fit asseoir sur une banquette, à ses côtés:
– Comment est-il?
– Bel homme et…
– Non: est-il blessé?… Amputé?… Boiteux?… En mauvaise santé?… A-t-il l’air de souffrir?…
– Mais pas du tout!… Parlons-nous bien du même homme?… Grand, mince, large d’épaules, les cheveux un peu grisonnants et ce regard, ah, ce regard étonnant…
– Des yeux gris-vert!
– Ah ça, madame, c’est bien le diable: comment le savez-vous?… Oui, en effet, de singuliers yeux gris-vert.
Elle ne put s’empêcher de serrer plus fort encore les mains du baron:
– Il porte une bague à armoiries: tour, dragon et licorne.
– Seriez-vous sorcière, marquise?… demanda d’une voix amusée le baron qui sentit qu’il s’agissait là d’une situation heureuse.
– Sorcière?… Ah, que ne le suis-je!… Jamais je ne me serais cachée si stupidement dans vos affreux souterrains alors qu’il était là!
Penchemel inclina la tête, désapprobateur:
– Vous êtes bien sévère avec mes souterrains, madame!
Victoire partit d’un rire cascadant, moins dû au pauvre baron défendant la qualité de ses souterrains qu’à la joie immense qui la soulevait.
Elle retrouva très rapidement son sérieux et regarda gravement M. de Penchemel dans les yeux.
– Je dois à votre extrême bonté cette explication: l’homme qui commandait ces officiers de marine était Valencey d’Adana.
Le baron la regarda avec stupéfaction.
– Lui?… Le… Le prince d’Adana?
– Oui, le héros de la guerre d’Indépendance américaine, celui-là même dont nous parlions hier.
Un vague sourire apparut sur les lèvres du baron.
– J’aurais pu y penser… Mais c’est sa faute, aussi, car il est si simple, si courtois et autre chose encore: imagine-t-on un prince d’Adana épluchant des pommes de terre?
– Il… Il a fait cela?
– Les épluchures les plus fines que je vis jamais, de la dentelle. Car ils se sont fait une soupe et tous ces aristocrates d’éplucher, préparer et laver des légumes dans les reflets dorés de leurs épaulettes à franges d’or et le cliquetis de leurs sabres!
– Le pauvre amour!… laissa échapper Victoire, absolument attendrie à l’idée de son héros admiré de foules entières d’Europe et du Nouveau Monde… et épluchant des pommes de terre sur un coin de table!
Le baron fronça brusquement les sourcils et sa mine devint soucieuse.
– Blacfort connaît le prince, n’est-ce pas?
– Ils furent amis d’enfance avant que Blacfort ne sombre dans la folie.
Penchemel se leva.
– Oh l’imbécile que je suis!… Il n’arrêtait pas de me questionner sur le chef des officiers. Pensant qu’il ne le rencontrerait jamais, j’ai décrit la bague aux armoiries.
Victoire réfléchit un moment, pesant le pour et le contre puis, secouant la tête:
– La chose est sans gravité, baron. Je crois que Blacfort avait déjà deviné qui était ce capitaine de vaisseau. Le tir de ces canons servis par des officiers de marine a dû le mettre sur la piste. N’oubliez pas que l’amiral anglais Rodney a déclaré que ceux de La
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