La lanterne des morts
l’on vous servait jusqu’à deux heures du matin dans les nuits d’été, le «Café de Foy» où l’on vous accueillait dans de superbes jardins sans parler du «Café Mécanique»: dans cet établissement, le moka coulait dans les tasses par le pied creux des guéridons!
Pour vaincre la somnolence qui lui fermait les yeux, il songea au Paris populaire qu’affectionnait Mahé de Campagne-Ampillac, ces maisons à colombages aux rez-de-chaussée garnis d’échoppes de joailliers, d’orfèvres, d’éventaillistes, de…
Il entendit un léger bruit, sursauta et s’injuria de s’être ainsi laissé aller à un demi-sommeil. Combien de temps?… Puis, à l’orée du bois, il distingua deux ombres.
Il se dressa aussitôt en hurlant:
– Aux armes!… Aux armes!…
Comme s’il n’attendait que ce cri, Valencey d’Adana fut aussitôt à ses côtés, fusil à la main. Puis tous les autres rejoignirent.
Un genou à terre, la crosse du fusil au creux de l’épaule, les six hommes attendaient sur une ligne, absolument immobiles.
– Où?… demanda Valencey d’Adana.
– À l’orée du bois, nord-est. J’en ai vu deux.
– Républicains ou brigands?
– Brigands, pas d’uniformes.
À cet instant, une vingtaine d’hommes sortirent du bois en hurlant, courant droit vers le moulin. Certains étaient armés de fourches et de haches.
À la première salve, six tombèrent. On sentit chez l’assaillant un certain flottement. Six autres s’effondrèrent encore. À chaque fois, un trou dans le front ou dans l’œil.
Les survivants refluèrent. Mais de nouveaux Vendéens apparaissaient, restant à l’orée du bois: dix, quinze, vingt… Il en venait sans cesse.
– C'est une avant-garde. La troupe doit être nombreuse: position intenable, messieurs. Les sacs et… en selle, je ne vois que cette issue!
Ainsi dit-il, car Valencey d’Adana avait compris la situation: les Vendéens se regroupaient, attendant de nouveaux arrivants. Puis à cent ou davantage, ils donneraient l’assaut: une vague qui déferle et qu’on ne contient pas.
Il introduisit deux doigts dans sa bouche et siffla, tel qu’on le fait dans les quartiers populaires… et la marine!
Les officiers se précipitèrent, ajustant tant bien que mal les havresacs et sautèrent à cheval.
Les Vendéens tirèrent. Très mal. À l’approche d’une éminence, Valencey d’Adana, par gestes, signifia qu’on se scinde en deux groupes et hurla:
– Nonécourt!
Tous savaient où se trouvait cette vieille abbaye à demi en ruine où l’on s’était fixé rendez-vous en ce genre de situation.
L'éclatement du groupe de fugitifs laissa un instant les Vendéens perplexes. Malheureusement, d’autres surgissaient, assez proches, car c’est à une manœuvre d’encerclement que procédaient leurs adversaires quand les surprit la retraite très rapide des officiers de marine.
On n’eut pas le temps de se consulter: La Mellerie et Saint-Frégant partirent à l’ouest de l’éminence, les autres à l’est. Au dernier instant Valencey d’Adana se dressa debout sur ses étriers et constata que tout son monde suivait. Puis vint la séparation.
La cuisse brisée par deux balles, La Mellerie tomba de cheval, une très mauvaise chute qui lui brisa le dos.
Saint-Frégant avait parcouru plus de cent mètres lorsque, se retournant, il comprit.
Son intelligence soufflait au baron de Saint-Frégant qu’il n’était plus rien à tenter pour porter secours à La Mellerie. L'esprit scientifique du brillant chirurgien de La Terpsichore , ancien correspondant de la ci-devant Société royale de médecine, suggérait qu’il serait plus utile à la République en poussant son cheval loin de ces paysans fanatiques servant l’obscurantisme des prêtres et la tyrannie des despotes. Le franc-maçon qu’il était lui suggérait qu’un monde nouveau était à inventer très loin de ces terres barbares.
Il murmura:
– Je n’amuserai plus les marins blessés en leur montrant à quel point le lys a le pistil en forme de verge d’âne!
Car officier de marine, Saint-Frégant savait qu’il ne saurait vivre avec à l’esprit l’abandon d’un autre marin, d’un camarade, d’un ami. Républicain, il ne saurait connaître un jour le bonheur en laissant à des brutes incultes un être aussi raffiné que La Mellerie. Franc-maçon, il n’envisageait pas de construire quelque chose en restant sourd aux cris d’un frère.
Il revint au pas lent de son
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