La lanterne des morts
étrange: vous appartenez pourtant à une des noblesses les plus pures et les plus anciennes du royaume!… remarqua Saint-Frégant.
Valencey d’Adana haussa les épaules.
– Du ci-devant royaume!… Mais la véritable noblesse n’est pas là: voyez nos généraux de vingt ans, fils du peuple mais quelle bravoure!
O'Shea, le sourcil froncé, demanda:
– Ainsi donc, avant même la Révolution, tu invitais des… roturiers à tes réceptions?
– Mais bien entendu. Il s’agissait de petites fêtes, pas de réceptions. Et ces roturiers, comme tu dis, nous valaient bien.
O'Shea ôta son tricorne et se gratta la nuque.
– Messieurs, votre noblesse est bien difficile à comprendre.
Saint-Frégant protesta:
– Mais pas du tout. Cela tient en quelques phrases.
– Soyez assez bon de m’expliquer!… demanda le commodore.
Le chirurgien réfléchit, cherchant à simplifier les choses sans les caricaturer:
– Voilà l’état de la noblesse en 1789 puisque depuis, «la cravate à Capet 1 » a quelque peu clairsemé les rangs… Il y avait en France trois cent mille «nés», c’est-à-dire nobles. Mais seulement quatre mille «présentés», c’est-à-dire reçus au moins une fois à la Cour: c’est ceux-là qui bénéficiaient de tous les avantages. Sur ces trois cent mille, l’élite compte à peine quelques centaines de nobles «de race et de naissance», appelés aussi «noblesse immémoriale», c’est-à-dire de souche médiévale tels les Valencey d’Adana. Les autres, tous les autres, sont d’une noblesse récente, noblesse de robe ou anoblissement par charges. Les deux tiers de la noblesse française ne remontent pas au-delà du XVII e siècle.
– Je ne suis baron, ou plutôt ci-devant baron, que depuis vingt-quatre ans!… lança joyeusement Mahé de Campagne-Ampillac.
Saint-Frégant n’écouta pas, poursuivant:
– Au reste, la Révolution est arrivée un siècle trop tard: déjà, le pouvoir changeait de mains.
– Que voulez-vous dire?… demanda La Mellerie.
– Je pensais aux fermiers généraux…
Il observa O'Shea, un peu perdu, et précisa:
– Les fermiers généraux, malgré le mot «fermier», n’ont jamais vu la terre de près: ils s’en moquent. Lorsqu’un de nos petits paysans achète de la terre ou la reçoit de la République, il égrène la motte de terre qu’il a prise dans sa paume pour «en sentir la bonne amitié». Le fermier général n’a jamais semblable geste. Il se rend le plus souvent à Paris et, bien entendu, il ignore la diligence, cette belle invention qui relie entre elles les villes de France en transportant des voyageurs et des colis. Lui, il s’y rend dans de beaux attelages… Voyez-vous, et vous allez comprendre, les fermiers généraux étaient des percepteurs d’impôts. À date fixe, ils versaient au trésor ce qu’ils s’étaient engagés à verser mais la différence avec les sommes réellement perçues, par droit, leur restait acquise. Si bien que leurs prévisions, comme par hasard, s’avéraient toujours pessimistes.
– Et le roi acceptait cela?… demanda O'Shea.
– Le Trésor avait besoin de savoir par avance ce qu’il allait percevoir afin d’élaborer les projets de l’État, d’où cet arrangement bancal: on attendait peu, mais les sommes étaient certaines. Cela explique l’émergence de fortunes absolument considérables, les fêtes d’un faste inégalable et la montée des financiers dans la réalité du pouvoir.
– Et pendant ce temps-là, remarqua Mahé, on trouvait à Paris des milliers de bébés abandonnés sous le porche des églises, nombreux avec un papier accroché aux langes et demandant pitié pour la petite chose qu’on trouvait parfois morte dans les matins glacés.
Les six hommes demeurèrent un instant rêveurs, imaginant le contraste qui fortifiait leur engagement dans la Révolution, puis Valencey d’Adana se leva en disant:
– Je prends le premier tour de garde. Dumesnil, vous prendrez le second et vous, La Mellerie, le troisième.
Les hommes gagnèrent le moulin où l’on avait disposé un coin sur le sol après avoir prié les rats, non sans fermeté et coups de plat de sabre, de vider les lieux.
La nuit était belle, tiède et étoilée. Un croissant de lune miroitait dans un ciel marine foncé.
– Eh bien, tu ne montes pas?… demanda Valencey d’Adana à Mahé resté à ses côtés.
– Tu sais, je partage ta peine. Mais peut-être serait-il atténué, ce chagrin, si tu
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