La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
dit la Stevenyne.
– Autant que tu es belle, mignonne, répondit Ulenspiegel.
Or, la Stevenyne avait bien soixante ans et un visage comme une
nèfle, mais tout jaune de bilieuse colère. Au milieu était un nez
pareil à un bec de hibou. Ses yeux étaient yeux d’avare sans amour.
Deux longs crochets sortaient de sa bouche maigre. Et elle avait
une grande tache de lie de vin sur la joue gauche.
Les filles riaient se gaussant d’elle et disant :
– Mignonne, mignonne, donne-lui à boire. – Il t’embrassera. – Y
a-t-il longtemps que tu fis tes premières noces ? – Prends
garde, Ulenspiegel, elle te veut manger. – Vois, ses yeux, ils
brillent, non de haine, mais d’amour. – On dirait qu’elle te va
mordre jusqu’au trépassement. – N’aie point de peur. – C’est ainsi
que font toutes femmes amoureuses. – Elle ne veut que ton bien. –
Vois comme elle est en belle humeur de rire.
Et de fait, la Stevenyne riait et clignait de l’œil à Gilline,
la gouge à robe de brocart.
Le
baes
but, paya et partit. Les sept bouchers
faisaient des grimaces d’intelligence aux happe-chair et à la
Stevenyne.
L’un d’eux indiqua du geste qu’il tenait Ulenspiegel pour un
niais et l’allait
trupher
très bien. Il lui dit à
l’oreille, tirant la langue moqueusement du côté de la Stevenyne
qui riait montrant ses crocs :
–
’T is van te beven de klinkaert
. (Il est
temps de faire grincer les verres.)
Puis, tout haut, et montrant les happe-chair :
– Gentil réformé, nous sommes tous avec toi ; paie-nous à
boire et à manger.
Et la Stevenyne riait d’aise et tirait aussi la langue à
Ulenspiegel quand celui-ci lui tournait le dos. Et la Gilline, à la
robe de brocart, tirait la langue pareillement.
Et les filles disaient tout bas : « Voyez l’espionne
qui, par sa beauté, mena à la cruelle torture, et à la mort plus
cruelle, plus de vingt-sept réformés ; Gilline se pâme d’aise
en songeant à la récompense de sa délation, – les cent premiers
florins carolus sur la succession des victimes. Mais elle ne rit
point, songeant qu’il lui faudrait les partager avec la
Stevenyne. »
Et tous, happe-chair, bouchers et filles, tiraient la langue
pour se gausser d’Ulenspiegel. Et Lamme suait de grosses gouttes,
et il était rouge de colère comme la crête d’un coq, mais il ne
voulait point parler.
– Paye-nous à boire et à manger, dirent les bouchers et les
happe-chair.
– Adoncques, dit Ulenspiegel faisant sonner de nouveau ses
carolus, baille-nous à boire et à manger, ô mignonne Stevenyne, à
boire dans des verres qui sonnent.
Sur ce, les filles de rire de nouveau et la Stevenyne de pousser
ses crochets.
Elle alla toutefois à la cuisine et à la cave, elle en apporta
du jambon, des saucissons, des omelettes aux boudins noirs et des
verres sonnants, ainsi nommés parce qu’ils étaient montés sur pied
et sonnaient comme carillon lorsqu’on les choquait.
Ulenspiegel alors dit :
– Que celui qui a faim mange, que celui qui a soif
boive !
Les happe-chair, les filles, les bouchers, Gilline et la
Stevenyne applaudirent des pieds et des mains à ce discours. Puis
chacun se plaça de son mieux, Ulenspiegel, Lamme et les sept
bouchers à la table d’honneur, les happe-chair et les filles à deux
petites tables. Et l’on but et mangea avec un grand fracas de
mâchoires, voire même les deux happe-chair qui étaient dehors, et
que leurs camarades firent entrer pour prendre part au festin. Et
l’on voyait sortir de leurs gibecières des cordes et des
chaînettes.
La Sevenyne alors tirant la langue et ricanant dit
– Nul ne sortira qu’il ne m’ait payé.
Et elle alla fermer toutes les portes, dont elle mit les clefs
dans ses poches.
Gilline, levant le verre, dit :
– L’oiseau est en cage, buvons.
Sur ce, deux filles nommées Gena et Margot lui dirent :
– En est-ce encore un que tu vas faire mettre à mort, méchante
femme ?
– Je ne sais, dit Gilline, buvons.
Mais les filles ne voulurent point boire avec elle.
Et Gilline prit la viole et chanta en français :
Au son de la viole,
Je chante nuit et jour ;
Je suis la fille-folle,
La vendeuse d’amour.
Astarté de mes hanches
Fit les lignes de feu ;
J’ai les épaules blanches,
Et mon beau corps est Dieu.
Qu’on vide l’escarcelle
Aux carolus brillants :
Que l’or fauve ruisselle
À flots sous mes pieds blancs.
Je suis la fille d’Eve
Et de Satan vainqueur :
Si
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