La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
sang ?
Le fermier, tremblant, répondit :
– Vous êtes les Gueux, baillez-moi pardon ; je ne savais ce
que je faisais. Je n’ai point d’argent céans ; je donnerai
tout.
Lamme dit :
– Il fait noir ; donne-nous des chandelles de suif ou de
cire.
Le
baes
répond :
– Les chandelles de suif sont accrochées là.
Une chandelle étant allumée, l’un des Gueux, dans
l’âtre :
– Il fait froid, allumons du feu. Voici de beaux fagots.
Et il montra sur une planche des pots à fleurs où se voyaient
des plantes desséchées. Il en prit une par la perruque, et, la
secouant avec le pot, le pot tomba, éparpillant sur le sol ducats
florins et réaux.
– Là est le trésor, dit-il, montrant les autres pots à
fleurs.
De fait les ayant vidés, ils y trouvèrent dix mille florins.
Ce que voyant, le
baes
cria et pleura.
Les valets et servantes de la ferme vinrent aux cris, en leur
linge. Les hommes, voulant revancher leur maître, furent garrottés.
Bientôt les commères honteuses, et notamment les jeunes, se
cachaient derrière les hommes.
Lamme s’avança alors et dit :
– Traître fermier, dit-il, où sont les clés du cellier, de
l’écurie, des étables et de la bergerie ?
– Pillards infâmes, dit le
baes
, vous serez pendus
jusqu’à ce que mort s’ensuive.
– C’est l’heure de Dieu, donne les clés !
– Dieu me vengera, dit le
baes
, les lui baillant.
Ayant vidé la ferme, les Gueux s’en revont patinant vers les
navires, légères demeures de liberté.
– Je suis Maître-Queux, disait Lamme les guidant ; je suis
Maître-Queux. Poussez les vaillants traîneaux chargés de vins et de
bière ; pourchassez devant vous, par les cornes ou autrement,
chevaux, bœufs, cochons, moutons et troupeau chantant leurs
chansons de nature. Les pigeons roucoulent dans les paniers ;
les chapons, empiffrés de mie, s’étonnent dans les cages en bois où
ils ne se peuvent mouvoir. Je suis Maître-Queux. La glace crie sous
le fer des patins. Nous sommes aux navires. Demain, ce sera musique
de cuisine. Descendez les poulies. Mettez des ceintures aux
chevaux, vaches et bœufs. C’est beau spectacle de les voir ainsi
pendus par le ventre ; demain, nous serons pendus par la
langue aux grasses fricassées. La poulie à croc les hisse dans le
navire. Ce sont carbonnades. Jetez-moi, pêle-mêle, dans la cale,
poulardes, oies, canards, chapons. Qui leur tordra le cou ? le
Maître-Queux. La porte est fermée, j’ai la clef en ma gibecière.
Dieu soit loué en cuisine ! Vive le Gueux !
Puis Ulenspiegel s’en fut sur le vaisseau de l’amiral, menant
avec lui Dierick Slosse et les autres prisonniers, geignant et
pleurant de peur de la corde.
Messire Worst vint au bruit : apercevant Ulenspiegel et ses
compagnons éclairés à la rouge lumière des torches :
– Que nous veux-tu ? dit-il.
Ulenspiegel répondit :
– Nous prîmes cette nuit, en sa ferme, le traître Dierick
Slosse, lequel fit tomber les dix-huit en une embuscade. C’est
celui-ci. Les autres sont valets et servantes innocents.
Puis lui remettant une gibecière :
– Ces florins, dit-il, florissaient dans des pots à fleurs en la
maison du traître : ils sont dix mille.
Messire Worst leur dit :
– Vous fîtes mal de quitter les navires ; mais à cause du
bon succès, il vous sera baillé pardon. Bienvenus soient les
prisonniers et la gibecière de florins, et vous braves hommes,
auxquels j’accorde, suivant les droits et coutumes de mer, un tiers
de prise ; le second sera pour la flotte, et un autre tiers
pour monseigneur d’Orange ; pendez incontinent le traître.
Les Gueux ayant obéi, ils firent après un trou dans la glace et
y jetèrent le corps de Dierick Slosse.
Messire Worst dit alors :
– L’herbe a-t-elle poussé autour des navires que j’y entende
glousser les poules, bêler les moutons, meugler les bœufs et les
vaches ?
– Ce sont nos prisonniers de gueule, répondit Ulenspiegel :
ils payeront la rançon de fricassées. Messire amiral en aura le
meilleur.
Quant à ceux-ci, valets et servantes, en lesquels sont accortes
et mignonnes commères, je les vais ramener sur mon navire.
L’ayant fait, il tint ce discours :
– Compères et commères, vous êtes céans sur le meilleur vaisseau
qui soit. Nous y passons le temps en noces, festins, ripailles sans
cesse. S’il vous plaît en partir, payez rançon ; s’il vous
plaît y demeurer, vous vivrez comme nous, besognant et
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