La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
pauvres hommes ? Quand doncques viendra la
benoîte paix, pour pouvoir sans tracas rôtir des perdrix, fricasser
des poulets et faire parmi les œufs chanter les boudins dans la
poêle ? J’aime mieux les noirs ; les blancs sont trop
gras.
– Ce doux temps viendra, répondit Ulenspiegel, quant aux vergers
de Flandre, nous verrons aux pommiers, pruniers et cerisiers, au
lieu de pommes, prunes et cerises, un Espagnol pendu à chaque
branche.
– Ah ! disait Lamme, si je pouvais seulement retrouver ma
femme, ma tant chère, gente aimée, douce mignonne, fidèle
femme ! Car, sache-le bien, mon fils, je ne fus ni ne serai
oncques cocu ; elle était pour ce trop réservée et calme en
ses manières ; elle fuyait la compagnie des autres
hommes ; si elle aima les beaux atours, ce fut seulement par
besoin féminin. Je fus son coquassier, cuisinier, marmiton, je le
dis volontiers : que ne le suis-je derechef ; mais je fus
aussi son maître et mari.
– Cessons ce propos, dit Ulenspiegel. Entends-tu l’amiral
criant : « Levez les ancres ! » et les
capitaines, après lui, criant comme lui ? Il va falloir
appareiller.
– Pourquoi pars-tu si vite ? dit Nele à Ulenspiegel.
– Nous allons aux navires, dit-il.
– Sans moi ? dit-elle.
– Oui, dit Ulenspiegel.
– Ne songes-tu point, dit-elle, que je vais être céans bien
inquiète de toi ?
– Mignonne, dit Ulenspiegel, ma peau est de fer.
– Tu te gausses, dit-elle. Je ne te vois que ton pourpoint,
lequel est de drap, non de fer ; dessous est ton corps, fait
d’os et de chair, comme le mien. Si on te blesse, qui te
pansera ? Mourras-tu tout seul au milieu des
combattants ? J’irai avec toi.
– Las, dit-il, si les lances, boulets, épées, haches, marteaux
m’épargnant, tombent sur ton corps mignon, que ferai-je, moi,
vaurien, sans toi, en ce bas monde ?
Mais Nele disait :
– Je veux te suivre, il n’y aura nul danger ; je me
cacherai dans les fortins de bois où sont les arquebusiers.
– Si tu pars, je reste, et l’on réputera traître et couard ton
ami Ulenspiegel ; mais écoute ma chanson :
Mon poil est fer, c’est mon chapeau
Nature est mon armurière ;
De cuir est ma peau première,
L’acier ma seconde peau.
En vain la laide grimacière,
Mort, veut me prendre à son appeau :
De cuir est ma peau première,
D’acier ma seconde peau.
J’ai mis : « Vivre » sur mon chapeau
Vivre toujours à la lumière ;
De cuir est ma peau première,
D’acier ma seconde peau.
Et chantant il s’en fut, non sans avoir baisé la bouche
grelottante et les yeux mignons de Nele enfiévrée, souriant et
pleurant, tout ensemble.
Les Gueux sont à Anvers, ils prennent des navires albisans
jusques dans le port. Entrant en ville, en plein jour, ils
délivrent des prisonniers, en font d’autres pour servir de rançon.
Ils font lever les bourgeois de force, et en contraignent
quelques-uns à les suivre, sous peine de mort, sans parler.
Ulenspiegel dit à Lamme :
– Le fils de l’amiral est détenu chez l’écoutête ; il faut
le délivrer.
Entrant en la maison de l’écoutête, ils voient le fils qu’ils
cherchaient en la compagnie d’un gros moine pansard, lequel le
patrocinait colériquement, le voulant faire rentrer au giron de
notre mère sainte Eglise. Mais le jeune gars ne voulait point. Il
s’en va avec Ulenspiegel. Dans l’entre-temps, Lamme, happant le
moine au capuchon le faisait marcher devant lui dans les rues
d’Anvers, disant :
– Tu vaux cent florins de rançon : trousse ton bagage et
marche devant. Que tardes-tu ? As-tu du plomb dans tes
sandales ? Marche, sac à lard, huche de mangeaille, ventre de
soupe.
Le moine disait avec fureur :
– Je marche, monsieur le Gueux, je marche ; mais sauf tout
respect que je dois à votre arquebuse, vous êtes pareillement à moi
ventru, pansard et gros homme.
Mais Lamme le poussant :
– Oses-tu bien, vilain moine, dit-il, comparer ta graisse
claustrale, inutile, fainéante, à ma graisse de Flamand nourrie
honnêtement par labeurs, fatigues et batailles. Cours, ou je te
ferai aller comme chien, et ce avec l’éperon du bout de ma
semelle.
Mais le moine ne pouvait courir, et il était tout essoufflé et
Lamme pareillement. Et ils vinrent ainsi au navire.
XXI
Ayant pris Rammekens, Gertruydenberg, Alckmaer, les Gueux
rentrent à Flessingue.
Nele guérie attendait au port Ulenspiegel.
– Thyl, dit-elle, le voyant, mon ami Thyl,
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