La Légion Des Damnés
le plan théorique, une manière de trahison ?
Je suppose qu'on peut appeler ça comme ça.
Mais je n'en suis pas tellement sûr.
Car ces actes de fraternisation firent beaucoup plus, à mon sens, que les attaques des partisans, pour dégoûter le simple soldat allemand de cette saloperie de guerre. J'en connais pas mal qui furent à jamais purgés de leur foi stupide en ce mythe ridicule de la « Race Supérieure », par la découverte fortuite que l'ennemi n'était pas leur ennemi, ni ne leur était, en aucune façon, inférieur. Le simple soldat allemand étendit sa connaissance des gens et des peuples, et ces contacts implantèrent en lui la graine de la solidarité avec les gens simples, semblables à lui.
Lentement, mais sûrement, s'effritèrent les idéaux gonflés de vent, les personnages inconsistants du Führer hystérique, des généraux inhumains, pleins de morgue. Il apprit à détester activement les SS, qui lui avaient inspiré, jusque-là, une crainte sourde, humiliante. On n'éprouve pas le désir de tirer sur des gens avec qui l'on a dansé la veille, et çà, qu'il y ait une guerre ou non. C'est l'une des raisons pour lesquelles bien des balles se perdent, bien des obus manquent leur objectifs dans certaines batailles. Tirer en l'air est une chose à la fois agréable et facile, un moyen de frustrer la guerre de sa pature. A moins qu'un officier ne soit là, derrière votre dos, à vous observer sans relâche.
Souriant, Von Barring nous tendit nos ordres de permission.
— Si vous vous grouillez un peu je vous conduis à votre train. Vous avez quatorze jours de perme, plus cinq jours blancs pour le voyage.
Chants et bonds de joie, frisant la démence. Nous envahîmes le cottage en dansant : puis ce fut la grosse bagarre pour s'emparer de la vieille lame de rasoir qui nous avait déjà servi à tous une bonne cinquantaine de fois. Porta embrassa la vieille grand-mère russe sur sa bouche ridée, et la fit valser avec une telle ardeur qu'elle en perdit ses pantoufles. La vieille gloussait comme une poule et se tenait les côtes à force de rire.
— Vous êtes pires que les Cosaques! dit-elle.
988e Bataillon de réserve
N OUS atteignîmes Gomel avec vingt-quatre heures de retard. Le train de permissionnaires du jour était déjà parti. Il fallait attendre le train du lendemain.
Un sous-off nous apprit que le baroud venait de se redéclencher, sur le front. Les Russes, apparemment, se ruaient à l'assaut de nos positions sur une distance s'étendant de Kalinine au bassin du Don et l'on disait même que, par endroits, ils avaient enfoncé nos lignes.
— On s'est taillé juste à temps, remarqua Porta. Une veine de cocus...
L'air soucieux, le Vieux hocha la tête.
— Mais dans une quinzaine, faudra remettre ça. Et ça m'étonnerait que les choses s'arrangent, entre-temps !
— Oh ! ta gueule, espèce de vieux rabat-joie ! coupa Hugo Stege. Tu nous les casses avec tes idées pessimales ! Une quinzaine à la maison, c'est le bout du monde ! La guerre sera peut-être finie d'ici là...
Toute la nuit, nous retournâmes et disséquâmes nos projets mirifiques. Je pensais aux rondeurs fermes et pleines du corps d'Ursula, imaginais l'étreinte de ses bras autour de mes épaules, la marche de ses doigts le long de ma colonne vertébrale. Je la désirais de toutes mes forces et me taisais.
Notre train ne devait partir qu'à 18 h 40, mais dès cinq heures de l'après-midi, nous étions sur le quai. Nous nous sentions puissants comme des rois en tendant nos ordres de perme aux policiers militaires. Nous trouvâmes un compartiment vacant. Porta et Pluton s'installèrent dans les filets pour y ronfler à leur aise. Nous ôtâmes nos bottes et prîmes toutes les dispositions en vue de la nuit à venir. Graduellement, tout le train s'emplit de permissionnaires braillards, qui se vautraient à mesure sur le plancher des couloirs et des compartiments. Des bouteilles de schnaps circulaient un peu partout, et des chansons, des airs de musique, jaillissaient de tous les wagons.
Porta sortit sa flûte et joua le refrain d'une scie prohibée, que nous nous empressâmes de reprendre en chœur. Tout notre répertoire de chansons obscènes y passa. Même les plus dégueulasses. Personne n'y vit le moindre inconvénient. Nous autres vieux briscards, on chantait ce qu'on voulait. Si un tordu quelconque avait essayé de nous la faire boucler, on l'aurait balancé par la fenêtre sans un mot
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