La Liste De Schindler
déplaisant.
A l’exception des journées d’inspection exécutées par les officiers SS, les prisonniers de la DEF avaient rarement l’occasion de voir leurs gardes de près. Deux passages clos de barbelés, l’un menant à l’atelier des casseroles, l’autre à celui des obus, reliaient les baraques aux lieux de travail. Les juifs d’Emalia qui travaillaient à la fabrique de caisses, à l’usine des radiateurs ou dans les bureaux de l’administration de la garnison étaient embrigadés par des Ukrainiens. Mais des Ukrainiens qui étaient soumis à une rotation toutes les quarante-huit heures, ce qui évitait qu’ils puissent prendre en grippe tel ou tel prisonnier.
On voit que si les SS avaient établi les règles concernant Emalia, c’est quand même Oskar qui donnait le ton. Un ton qui reposait sur un quiproquo fragile. Il n’y avait pas de chiens ; pas de brutalités. Le pain et la soupe étaient meilleurs et plus abondants qu’à Plaszow – environ deux mille calories par jour selon les dires d’un médecin qui travaillait comme manœuvre à Emalia. Mais les journées de travail étaient longues, atteignant parfois douze heures, car Oskar n’avait pas seulement des contrats à exécuter pour l’industrie des armements, il avait aussi le sens du profit. Il faut reconnaître, cependant, que les cadences de travail n’étaient pas pénibles et que la plupart des prisonniers savaient très bien que les efforts consentis en faveur de l’industrie allemande étaient leur seule chance de survie. D’après les rapports présentés après-guerre par Oskar au comité de coordination des secours, il aurait fourni sur ses fonds propres un million huit cent mille zlotys (trois cent soixante mille dollars) pour nourrir les prisonniers d’Emalia. Les livres comptables de Farben et Krupp font état de ce type de dépenses – encore que par rapport aux bénéfices annoncés les sommes afférentes à la rubrique « alimentation des prisonniers » fussent là-bas sans commune mesure avec celles qui figuraient dans les livres de comptes d’Oskar. Sachons qu’à Emalia personne n’est jamais mort d’épuisement, de brutalités ou de malnutrition. Alors que dans la seule usine Bruna d’I.G. Farben, vingt-cinq mille des trente-cinq mille ouvriers allaient périr d’une manière ou d’une autre.
Plus tard, les prisonniers de Schindler se souviendraient d’Emalia comme d’un petit paradis. Tous étaient dispersés à l’époque. Il s’agit donc de recoupements et non pas d’une version de groupe corrigée après coup. Ils savaient, bien sûr, que l’idée du paradis qu’ils se faisaient alors était fonction de ce qui se passait ailleurs. Mais comparé à Plaszow, Emalia était véritablement un havre de paix. Ils se sentaient là dans un monde presque irréel sur lequel ils ne voulaient pas trop s’appesantir de peur que le mirage ne s’estompât. Les nouvelles recrues de la DEF ne connaissaient Oskar que par les on-dit. Elles ne voulaient pas prendre le risque de lui adresser la parole ou même de se trouver sur son chemin. Elles avaient besoin de s’adapter au système carcéral peu orthodoxe de Schindler. Il leur fallait le temps de réaliser.
Lusia, par exemple. Cette jeune femme avait vu récemment son mari sélectionné sur l’Appellplatz pour être expédié à Mauthausen avec quelques autres prisonniers. Anticipant ce qui ne manquerait pas de se réaliser, elle avait déjà pris le deuil. On l’avait envoyée à Emalia où son travail consistait à transborder pots et casseroles des cuves d’émail aux fours. Les prisonniers avaient l’autorisation de faire chauffer de l’eau sur les parois des fours. Les sols étaient chauds. Pour elle, la chaleur et l’eau chaude furent les premiers bienfaits d’Emalia.
Oskar lui apparut d’abord sous la forme d’une immense silhouette traversant d’un pas rapide les ateliers. Ce n’était pas une silhouette particulièrement menaçante. Mais elle avait le sentiment bizarre qu’il ne fallait surtout pas qu’on la remarquât. Elle avait l’impression qu’une fois sortie de l’anonymat le plus strict, tout ce qui constituait la nature même de cet endroit – l’absence de brutalités, la nourriture, les gardes tenus en dehors du camp – pourrait subitement changer. Tout ce qu’elle souhaitait, c’était de faire sa journée de travail aussi discrètement que possible et retourner dans sa baraque.
Après un moment, cependant,
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