La Liste De Schindler
par semaine ; parfois, un camion à moitié rempli de navets ou de rutabagas… Les quelques marchandises en provenance de Plaszow étaient multipliées plusieurs fois dans les livres de comptes de Goeth. Des intermédiaires comme Chilowicz se chargeaient d’écouler au marché noir, pour le compte de Herr Hauptsturmführer, le surplus ainsi dégagé. Si Oskar n’avait dépendu que d’Amon pour l’alimentation de ses prisonniers, ses neuf cents ouvriers n’auraient guère touché que sept cent cinquante grammes de pain par semaine et une soupe tous les trois jours. Il dépensait environ cinquante mille zlotys par mois pour acheter au marché noir un supplément de rations. Parfois, il lui fallait trouver trois mille miches de pain supplémentaires pour une seule semaine. Pour ce faire, il se rendait en ville avec une sacoche bourrée de Reichsmark et quelques bonnes bouteilles qui emportaient le marché auprès des intendants allemands chargés de faire tourner les boulangeries.
Oskar ne semblait pas réaliser qu’au cours de cet été 1943 il passait pour un héros du marché noir alimentaire destiné à ses prisonniers ; et que la politique du Reich – qui voulait que dans les grandes usines de mort ou dans chacun des petits camps de travaux forcés les sous-hommes soient délibérément sous-alimentés – était mise en échec d’une façon un peu trop évidente rue Lipowa.
Une série d’incidents vint conforter au cours de l’été la « mythologie Schindler », cette idée qui prenait force aussi bien à Plaszow qu’à Emalia : Schindler pouvait vous faire échapper à la mort.
Chaque fois qu’un nouveau camp annexe était constitué, des officiers supérieurs du camp principal se rendaient à l’annexe pour vérifier qu’on tirait un .maximum du potentiel physique des nouveaux arrivants. On ne sait pas avec exactitude quels furent ceux qui, parmi les officiers supérieurs de Plaszow, se rendirent à Emalia. En tout cas, certains prisonniers et Oskar lui-même savent que Goeth fut l’un d’eux. Et peut-être aussi Léo John, ou Scheidt, ou encore Josef Neuschel, le protégé de Goeth. Je cite leurs noms en connaissance de cause. Ces hommes savaient très exactement « tirer le maximum du potentiel physique » des nouveaux prisonniers. Quels qu’ils soient, ils avaient déjà pris rang dans la sinistre histoire de Plaszow. En faisant leur tournée d’inspection à Emalia, ils remarquèrent un prisonnier qui s’appelait Lamus en train de pousser une brouette trop lentement à leur gré. Goeth, furieux de constater que Lamus en prenait à son aise, fit signe à un autre de ses protégés, un sous-officier nommé Grün, ancien lutteur devenu garde du corps. Ce fut sans doute Grün qui reçut l’ordre d’exécuter Lamus.
En tout cas, ce fut Grün qui procéda à l’arrestation tandis que les autres continuaient leur tournée d’inspection. Un des ouvriers de l’atelier de métallurgie se précipita dans le bureau de Schindler pour l’avertir. Herr Direktor bondit de son bureau encore plus vite que le jour où Mlle Regina Perlman était venue lui rendre visite, descendit les escaliers quatre à quatre et arriva dans la cour de l’usine juste au moment où Grün était en train de coller Lamus contre le mur.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! hurla Oskar. Mes gens vont baisser les bras si on commence à fusiller ici. J’ai des contrats d’armement prioritaires, etc.
C’étaient des arguments standard avec, en sous-entendu, qu’Oskar pourrait très bien dénoncer Grün auprès d’amis haut placés pour avoir fait entrave à la productivité d’Emalia.
Grün n’était pas né de la dernière pluie. Il savait que le petit groupe d’inspection était maintenant dans les ateliers où le fracas des presses et le ronronnement des tours couvriraient le bruit qu’il choisirait ou s’abstiendrait de faire. Lamus était de toute façon moins que rien pour des hommes comme Goeth ou John et il était évident qu’il n’y aurait aucune enquête plus tard.
— Qu’est-ce que vous me proposez ? demanda le SS à Oskar.
— Vodka ? Ça vous irait ?
C’était une bonne récompense. Au cours des Aktionen, quand il fallait passer toute une journée derrière une mitrailleuse pour procéder aux exécutions de masse qui devenaient routine à l’Est, on touchait un demi-litre de vodka. Les garçons se battaient pour faire partie des commandos punitifs afin de rapporter leur
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