La Liste De Schindler
raconter en premier. Les SS avaient l’habitude de dresser leurs potences à l’économie. Elles n’étaient guère plus épaisses que les poteaux d’un terrain de football et n’avaient rien de la sinistre grandeur des gibets de l’histoire – échafauds de la Révolution, potences élisabéthaines ou solides machines à pendre érigées derrière les bureaux des shérifs. Mais les mères de Plaszow découvriraient bientôt que ces poteaux ridicules marqueraient parfois à vie leurs enfants de cinq ou six ans noyés dans la masse des prisonniers réunis sur l’Appellplatz. Un nommé Haubenstock, âgé de seize ans, devait être pendu en même temps que Krautwirt. Krautwirt avait été condamné pour avoir expédié des lettres à des gens de Cracovie soupçonnés d’avoir mauvais esprit. Haubenstock l’avait été pour une raison encore moins probante. Il aurait, d’après l’acte d’accusation, chanté Volga, Volga, Kalinka Maya et autres chants folkloriques russes dans l’espoir de faire virer au bolchevisme les gardes ukrainiens.
Les exécutions de Plaszow se déroulaient selon un rite immuable qui exigeait le silence absolu. Finie l’époque où les pendaisons se faisaient dans une atmosphère de fête. Les prisonniers étaient alignés en carré par des gens qui avaient conscience de leur pouvoir : Hujar et John ; Scheidt et Grün ; les sous-officiers Landsdorfer, Amthor, Grimm, Ritschek et Schreiber; et par des femmes SS récemment affectées à Plaszow, Alice Orlowski et Luise Danz, toutes deux expertes de la matraque. On accordait aux prisonniers le droit de prononcer quelques dernières paroles.
L’ingénieur Krautwirt, abasourdi, ne trouvait rien à dire. Le garçon, en revanche voulait plaider sa cause et tentait de faire entendre raison au Hauptsturmführer qui se tenait près de la potence.
— Je ne suis pas un communiste, Herr Kommandant. Je hais le communisme. C’étaient des chansons, des chansons toutes bêtes.
Le bourreau, un boucher juif de Cracovie, condamné pour un crime quelconque et amnistié sous condition qu’il prenne cet emploi, fit monter Haubenstock sur un tabouret et lui plaça la corde autour du cou. Il sentait bien qu’Amon, las des jérémiades, voulait qu’on se débarrasse du garçon d’abord. Quand le boucher eut retiré le tabouret, la corde cassa et le garçon, toussant et tremblant, le nœud toujours autour du cou, se précipita à quatre pattes vers Goeth, s’agrippant à ses jambes et les embrassant presque, tout en continuant à plaider sa cause. C’était atroce. Goeth se voyait confirmé dans son rôle de potentat de droit divin. Dans le silence de l’Appellplatz, troublé seulement par le bruit rauque qui s’échappait de quelques milliers de poitrines, il se dégagea du garçon d’un coup de pied, tira son pistolet et lui envoya une balle dans la tête.
Krautwirt, écœuré par le spectacle, prit une lame de rasoir qu’il avait cachée dans une poche et se taillada les poignets. Tous ceux du premier rang surent immédiatement qu’il s’était mutilé à mort. Mais Goeth n’en donna pas moins l’ordre au bourreau de faire son office. Deux Ukrainiens, maculés du sang qui jaillissait des blessures de Krautwirt, le hissèrent sur le tabouret.
Les gens ne pouvaient s’empêcher de penser dans un petit recoin de leur tête que ce type d’exhibition barbare pourrait être la dernière, qu’un jour ou l’autre ils finiraient par faire marche arrière, sinon Amon, du moins ces messieurs galonnés qui, de leurs superbes bureaux plongeant sur des petites places chargées d’histoire où l’on voyait toujours une vieille marchande de fleurs, devaient programmer la moitié des événements qui se déroulaient à Plaszow et donner leur aval à tout ce qui n’avait pas été programmé.
Au cours de la deuxième visite du Dr Sedlacek à Cracovie, Oskar et le dentiste de Budapest dressèrent un projet qui, aux yeux d’une personne moins perspicace que Schindler, aurait pu paraître naïf. Oskar suggéra à Sedlacek que la bestialité d’Amon Goeth pouvait être provoquée en partie par les quantités invraisemblables d’alcool frelaté qu’il ingurgitait, ce prétendu cognac d’origine incontrôlée qui finissait par oblitérer complètement la perception des conséquences de ses actes. Peut-être pourrait-on prélever sur la liasse de Reichsmark que Sedlacek venait d’apporter à Oskar quelques billets pour acheter une caisse
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