La Liste De Schindler
précieuse vodka au mess le soir. Et voilà que Herr Direktor lui offrait le double simplement pour ne rien faire.
— Je ne vois pas la bouteille, dit-il tandis que Schindler attrapait Lamus et le poussait hors de portée. (Puis, en direction du porteur de brouette ) Barre-toi.
— Vous pourrez prendre la bouteille dans mon bureau à la fin de la tournée d’inspection, dit Oskar.
Oskar se livra une nouvelle fois à ce petit jeu quand la Gestapo fit une descente dans l’appartement d’un faussaire et découvrit, parmi les documents falsifiés déjà prêts ou en voie de l’être, une série de papiers attestant l’origine aryenne de toute une famille, les Wohlfeiler – le père, la mère et trois enfants adolescents qui travaillaient dans le camp de Schindler. Deux hommes de la Gestapo vinrent donc rue Lipowa afin d’embarquer toute la famille pour un interrogatoire qui les mènerait sans doute, après la prison de Montelupich, vers Chujowa Gorka. Trois heures après qu’ils furent entrés dans le bureau d’Oskar, les deux hommes le quittèrent puant le cognac, l’air béat, titubant dans les escaliers, les poches sans doute bourrées de cadeaux. Les faux papiers confisqués étaient désormais sur le bureau d’Oskar qui les jeta au feu.
Puis ce fut au tour des frères Danziger qui déglinguèrent une des presses un vendredi. Les deux hommes, honnêtes travailleurs, mais à moitié qualifiés seulement pour accomplir le travail qu’on leur demandait de faire, contemplaient avec l’œil consterné de petits juifs des shtetls la machine qui venait de s’arrêter dans un tintamarre effroyable. Herr Direktor était en tournée d’affaires ce jour-là, et quelqu’un – un espion placé dans l’usine, pensera toujours Oskar – dénonça les Danziger aux services administratifs de Plaszow. La condamnation à la pendaison des deux frères qu’on avait été chercher à Emalia fut annoncée au cours de l’appel du matin à Plaszow. « Cette nuit, les habitants de Plaszow assisteront à l’exécution de deux saboteurs. » Mais ce qui qualifiait le plus les Danziger pour être exécutés, c’était leur réputation d’orthodoxie.
Oskar revint de son voyage d’affaires le samedi après-midi vers trois heures, c’est-à-dire trois heures avant l’exécution annoncée. Une copie du compte rendu de la condamnation avait été placée sur son bureau. Il fonça en voiture vers Plaszow sans oublier de prendre quelques bouteilles de cognac et une provision de saucisses très réputées qu’on appelait kielbasa . Il se gara devant l’immeuble de l’administration et se rendit immédiatement au bureau de Goeth. Il fut heureux de ne pas avoir à réveiller le commandant pendant sa sieste. Personne n’a jamais su les conditions du marché qui fut conclu cet après-midi-là dans le bureau – un bureau semblable à celui de Torquemada, où Goeth avait fait sceller des anneaux dans le mur afin de pouvoir pendre les coupables. Il est difficile de croire, cependant, qu’Amon se contenta de cognac et de saucisses. Quoi qu’il en soit, le souci qu’il avait manifesté pour la pérennité des biens du Reich semblait s’être quelque peu dissipé au cours de cette conversation. A 6 heures – l’heure fixée pour l’exécution –, les frères Danziger se retrouvaient dans la splendide voiture d’Oskar, en route pour la crasse sympathique d’Emalia.
Ces victoires ne représentaient qu’une goutte d’eau par rapport à tout ce qui se passait à l’époque, mais c’étaient quand même des victoires sur des petits Césars qui – Oskar le savait bien – pouvaient aussi bien pardonner que condamner selon leur humeur.
Emil Krautwirt, un ingénieur qui travaillait à l’usine des radiateurs derrière les baraques d’Emalia, logeait dans le camp annexe d’Oskar. C’était un jeune homme qui avait obtenu son diplôme à la fin des années 30. Krautwirt, comme la plupart des gens d’Emalia, appelait l’endroit « le camp de Schindler », mais les SS savaient montrer de temps à autre – comme le jour où ils emmenèrent Krautwirt à Plaszow pour une pendaison qui devait servir d’exemple – qui était véritablement le maître des lieux.
Pour le petit nombre de prisonniers de Plaszow qui réussiraient à survivre, la pendaison de l’ingénieur Krautwirt a toujours été, mis à part le récit de leurs propres souffrances et de leurs humiliations, l’histoire qu’ils voulaient
Weitere Kostenlose Bücher