La Liste De Schindler
Les quelque quarante autres, plus lents ou plus étourdis, qui étaient restés dans l’atelier étaient maintenant placés sur deux rangées entre les établis et les tours. Tout le monde avait peur, et particulièrement ceux qui se trouvaient dans la plus petite rangée.
Un garçon de ce petit groupe, qui aurait pu avoir seize ans comme dix-neuf, s’écria :
— Mais, Herr Kommandant, je suis aussi un ouvrier métallurgiste qualifié !
— Oui, Liebchen, murmura Amon qui s’approcha du garçon, prit son pistolet et lui tira une balle dans la tête.
L’énorme déflagration envoya le garçon contre un mur. «Il était mort, dira Levartov, avant même d’avoir touché le plancher. »
Le petit groupe, réduit d’une unité, se mit en marche en direction de la voie ferrée. On emmena le cadavre dans une brouette, on lava le plancher et les tours se remirent à fonctionner. Mais Levartov, qui limait des charnières sur son établi, ne pouvait s’empêcher de penser au regard que lui avait jeté Amon. C’était le type de regard qui signifiait « en voilà un ». Le rabbin pensait que l’interpellation du garçon n’avait fait que distraire Goeth d’une cible plus évidente : lui-même.
Quelques jours passèrent, dit Stern à Schindler, avant qu’Amon ne retourne dans le même atelier et ne trouve qu’il y avait trop de monde. Il décida d’opérer un nouveau tri pour le fort ou la gare. Il s’arrêta près de l’établi de Levartov, comme Levartov savait qu’il allait le faire. Amon sentait bon l’eau de Cologne. Les poignets de sa chemise étaient amidonnés. Amon, décidément, avait une certaine classe quand il s’agissait de paraître en public.
— Qu’est-ce que vous êtes en train de faire ? demanda le commandant.
— Herr Kommandant, je fais des charnières, dit Levartov en montrant un petit tas sur le plancher.
— Faites-m ‘en une maintenant ! ordonna Amon.
Il tira une montre de sa poche et commença à compter. Levartov découpa le métal, le perça. Ses doigts s’agitaient frénétiquement. Il comptait en même temps dans sa tête et réussit à fabriquer, en ce qu’il croyait être cinquante-huit secondes, une charnière qu’il fit tomber à ses pieds.
— Une autre, dit Amon.
Après cette course contre la montre, le rabbin se sentait plus confiant. La deuxième charnière fut exécutée à peu près dans les mêmes temps.
Amon jeta un coup d’œil sur le tas qui gisait aux pieds de Levartov.
— Vous êtes à cet établi depuis six heures ce matin, dit-il sans lever les yeux du plancher. Vous pouvez travailler à la cadence que je viens de voir. Alors pourquoi ce tas de charnières est-il si petit ?
Levartov sut immédiatement qu’il venait de signer son arrêt de mort. Personne n’osa lever le nez de son établi pendant qu’Amon l’emmenait à un bout de l’atelier. D’ailleurs, qu’auraient-ils bien pu voir? Les derniers pas d’un condamné? La chose était assez fréquente à Plaszow.
Une fois à l’air libre, Amon plaqua Menasha Levartov contre un mur de l’atelier, le tenant d’une main par une épaule et tirant de son étui le pistolet avec lequel il avait tué le jeune garçon deux jours plus tôt.
Levartov clignait des paupières sous la lumière crue du printemps. Il voyait les autres prisonniers filer aussi vite que possible hors du champ d’Amon avec leurs brouettes ou leurs fardeaux sur l’épaule. Ceux de Cracovie se disaient en eux-mêmes : « Cette fois, c’est le tour de Levartov. Dieu le garde ! » Levartov récita dans un murmure le Shema Yisroel tandis qu’il entendait qu’on armait le pistolet. Mais au lieu du claquement attendu, il ne perçut qu’un petit « clic » comme ferait un briquet qui refuse de s’allumer. Amon, l’air pas plus ennuyé qu’un fumeur qui doit secouer deux ou trois fois son briquet avant que la flamme jaillisse, retira le chargeur, en mit un autre, visa et tira à nouveau. Tandis que la tête du rabbin se baissait dans l’attente de l’impact, tout ce qui se produisit fut un autre « clic ».
Goeth se mit à jurer méthodiquement :
— Donnerwetter ! Zum Teufel !
Levartov se voyait dans la situation où Amon, d’une seconde à l’autre, allait se mettre à discuter avec lui des tares des méthodes de fabrication modernes comme s’il se fût agi de problèmes de siphons ou de colonnes montantes. Amon replaça le pistolet défectueux dans son étui
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