La Liste De Schindler
de vrai cognac, un véritable trois étoiles et pas le râpe -gosier que l’on se procurait habituellement dans la Pologne d’après Stalingrad. Oskar irait solennellement en faire cadeau à Amon et, dans le courant de la conversation qui suivrait, lui suggérerait qu’un jour ou l’autre la guerre prendrait fin, qu’on mènerait des enquêtes sur ce que tel ou tel individu avait fait. Que, peut-être, même les meilleurs amis d’Amon se rappelleraient les moments où il avait fait preuve d’un peu trop de zèle.
C’était dans la nature d’Oskar de croire qu’on pouvait trinquer avec le diable et modifier ses desseins autour d’un verre de cognac. Ce n’était pas que les méthodes plus radicales lui fissent peur. Elles ne lui venaient simplement pas à l’esprit. Oskar serait toujours un homme de compromis. Le Wachtmeister Oswald Bosko, qui avait eu le ghetto sous sa juridiction, était en revanche un homme de principes. Il lui était devenu impossible de travailler suivant les normes SS. Il n’en pouvait plus de distribuer des pots-de-vin par-ci, de placer une douzaine d’enfants sous sa sauvegarde par-là pendant que des centaines d’autres étaient expulsés du ghetto pour aller Dieu sait où. Bosko avait abandonné son commissariat de police de Podgorze pour disparaître dans les forêts de Niepolomice truffées de résistants. Il tenterait de se faire pardonner dans l’armée du peuple l’enthousiasme juvénile qui l’avait fait rejoindre le clan des nazis au cours de l’été 1938. Habillé en paysan polonais, il fut démasqué dans un village situé à l’ouest de Cracovie et fusillé comme traître. Il devint une figure de légende.
Bosko avait décidé de rompre avec son passé parce qu’il n’avait plus d’autre choix. Il ne disposait pas des mêmes ressources financières qu’Oskar pour mettre de l’huile dans les rouages. La personnalité des deux hommes avait sans doute tracé leur destin : l’un n’aurait rien que son grade et son uniforme, l’autre pourrait jouer sur son assise financière et le pouvoir qu’il en tirait. On peut dire, sans vouloir mettre Bosko sur un piédestal ni traîner. Oskar dans la boue, que si le sort avait fait de Schindler un martyr, ç’aurait été pour une raison fortuite, sans doute une combine qui aurait mal tourné. Mais il existait certaines personnes – les Wohlfeiler, les frères Danziger, les Lamus – qui respiraient encore parce que Oskar savait monter ce type de combines. Et c’est parce que Schindler était ce qu’il était qu’un millier de personnes se trouvaient un peu plus libres à Emalia qu’ailleurs et que les SS n’osaient pas trop s’aventurer à l’intérieur du camp. On pouvait, dans cet enclos, éviter les brimades, la schlague, et on y mangeait une soupe assez épaisse pour vous maintenir en vie. Si l’on met en balance leurs deux personnalités et quand on sait le dégoût que ces deux membres du parti éprouvaient pour celui-ci, on ne peut guère trancher. Bosko avait sans doute eu raison de reléguer son uniforme dans un placard de Podgorze. Mais Schindler n’avait pas tort d’afficher son macaron du parti et de refiler des caisses de cognac trois étoiles à un fou comme Amon Goeth.
C’est en fin d’après-midi qu’Oskar et Goeth se retrouvèrent en tête à tête dans un salon de la villa toute blanche d’Amon. Majola, la petite amie de Goeth, une femme d’aspect fragile qui avait un poste de secrétaire dans l’usine Wagner de Cracovie, assistait au début de l’entrevue. Elle ne se sentait pas très à l’aise à Plaszow. C’était une femme impressionnable et la rumeur voulait qu’elle eût menacé Goeth de ne plus partager son lit s’il continuait à exécuter des prisonniers de façon arbitraire. Personne n’a jamais su si c’était la vérité ou le fruit des élucubrations de prisonniers voulant s’accrocher encore à quelques étincelles d’espoir dans ce monde de ténèbres.
Majola ne resta pas longtemps avec Amon et Oskar. Voyant Helena Hirsch, la servante d’Amon, toute pâle dans sa robe noire, en train d’apporter, l’air exténué, les petits sandwiches et les saucisses, elle pressentait que l’après-midi serait rude et bien arrosé. La veille au soir, Amon avait brutalisé Helena parce qu’elle avait préparé quelques sandwiches pour Majola sans qu’il lui en eût’ donné l’autorisation. Ce matin même, il lui avait fait monter et descendre cinquante fois
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