La Liste De Schindler
au pas de course les trois étages parce qu’il avait remarqué une crotte de mouche sur un tableau accroché dans l’entrée. Elle avait entendu parler de Herr Schindler mais n’avait jamais eu encore l’occasion de le rencontrer. Il est vrai que cet après-midi-là, la vue de ces deux hommes manifestement sur la même longueur d’onde, assis fraternellement de part et d’autre d’une table basse, ne pouvait lui être d’aucun réconfort. Il n’y avait rien là qui puisse l’intéresser. D’autant que maintenant, elle s’était faite à l’idée qu’elle serait bientôt morte. Elle ne pensait qu’à sa plus jeune sœur qui travaillait à la popote du camp. Elle avait caché une certaine somme d’argent dans l’espoir qu’elle pourrait un jour l’utiliser pour tirer sa sœur d’affaire. Quant à son propre avenir, aucun marchandage ne pourrait désormais plus en modifier le cours.
Les deux hommes se mirent à boire tout au long de l’après-midi et bien au-delà. Ils continuaient à carburer bien après que Tosia Lieberman eut chanté la Berceuse de Brahms comme elle le faisait chaque soir pour apporter un peu de calme dans le dortoir des femmes, bien après qu’elle se fut introduite dans les baraques des hommes pour leur donner cette même note d’apaisement. Leurs foies prodigieux travaillaient comme des alambics. Au moment opportun, Oskar se pencha par-dessus la table, et, offrant le visage de l’amitié – ce qui, malgré l’invraisemblable quantité de cognac qu’il avait bue, ne signifiait pas grand-chose –, Oskar donc, jouant de tout son charme, commença à entreprendre Amon sur les excès qu’il commettait.
Amon ne le prit pas mal du tout. Il semblait même à Oskar que l’idée de tempérer ses ardeurs – une tentation que devaient avoir éprouvée les empereurs – faisait vibrer quelque corde sensible. Caligula avait dû rêver à un moment ou à un autre de passer à la postérité sous le titre de «Caligula le Bon », « Amon le Bon » était en train de titiller l’imagination avinée du commandant.
Cette nuit-là, avec un taux d’alcoolémie dépassant l’entendement, Amon se sentait plus porté à l’indulgence par bonté d’âme que par crainte de représailles. Mais au petit matin, il se rappellerait quand même les avertissements d’Oskar qui, combinés avec les dernières nouvelles de l’offensive russe sur le saillant de Kiev, lui donneraient à réfléchir. Stalingrad, c’était à l’autre bout du monde. Mais Kiev, ce n’était quand même pas tellement, tellement loin de Plaszow.
Pendant quelques jours après cette nuit de beuverie, les nouvelles parvenant à Emalia indiquaient qu’Amon semblait tenir compte de sa conversation avec Oskar. Retournant à Budapest, le Dr Sedlacek allait aviser Samu Springmann que pour le moment, Amon avait cessé d’assassiner les gens de façon arbitraire. Le pauvre Samu qui se débattait avec toutes ses listes de lieux de la mort, de Drancy, à l’ouest, à Belzec, à l’est, se mettait à espérer que, pour quelque temps au moins, Plaszow n’était plus un grave sujet de préoccupation.
Mais le temps de la clémence ne dura guère. S’il y eut un répit, il fut si bref que ceux qui survécurent à Plaszow n’en firent aucune mention dans leurs témoignages. Pour eux, les exécutions sommaires n’ont jamais cessé. Si Amon n’était pas apparu sur son balcon ce matin-là ou le suivant, rien ne prouvait qu’il ne serait pas là le lendemain. Il en fallait plus pour que le prisonnier le plus naïf imaginât une seconde que la vraie nature du commandant eût pu changer aussi radicalement du jour au lendemain. On le reverrait bientôt sur ces marches, coiffé de cette casquette autrichienne qu’il aimait à porter pour la chasse à l’homme, cherchant au travers des lentilles de ses jumelles un coupable à exécuter.
Le Dr Sedlacek n’était pas retourné à Budapest seulement porteur de bonnes nouvelles sur Amon, mais avec toute une série de documents sur le camp de Plaszow. Un garde d’Emalia était venu un après-midi à Plaszow pour conduire Stern à Zablocie. Une fois arrivé il fut immédiatement mené dans le nouvel appartement d’Oskar où il fut présenté à deux hommes élégamment vêtus. L’un n’était autre que Sedlacek ; l’autre, un juif muni d’un passeport suisse qui se présenta comme un M. Babar.
— Mon cher ami, dit Oskar à Stern, je veux que vous écriviez un
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