La Liste De Schindler
faisait désormais si bien partie des meubles qu’il imaginait mal de pouvoir la perdre à propos d’un pari. Quand il réfléchissait à la fin de Helena, il pensait sans doute que ce serait lui qui l’amènerait. De sa propre main. Dans un accès de rage passionnée. S’il la jouait aux cartes et s’il venait à perdre, il ne pourrait même plus évoquer le plaisir sadique de ce meurtre en famille.
Schindler avait déjà demandé à Amon de laisser Helena venir à Emalia. Mais l’autre avait refusé. L’année passée, à cette même époque, on aurait pu croire encore que Plaszow allait durer pendant des décennies, que le commandant et sa servante vieilliraient ensemble, au moins jusqu’au jour où un manquement quelconque viendrait mettre un point final à ces relations. Personne, à cette époque, n’aurait imaginé que ces relations allaient devoir toucher à leur fin parce que les armées russes se trouvaient devant Lwow. Oskar avait fait sa proposition sur un ton badin. Un esprit plus porté vers la métaphysique aurait pu imaginer que c’étaient Dieu et Satan qui allaient faire une partie de bras de fer pour la conquête d’une âme. Mais Oskar ne se demandait même pas s’il avait le droit de faire de cette fille l’enjeu d’un pari. S’il perdait, les chances de pouvoir la tirer de ce guêpier seraient bien minces. Et toutes les chances étaient minces cette année-là. Y compris les siennes.
Oskar se leva et se mit à chercher du papier à lettres avec l’en-tête officiel. Puis il écrivit un texte qu’Amon devrait signer s’il perdait la partie : Je donne l’autorisation que le nom de la prisonnière Helena Hirsch figure sur la liste des ouvriers qualifiés devant être transférés avec les usines DEF de Herr Oskar Schindler.
Amon avait la donne. Il distribua à Oskar un huit et un cinq. Oskar redemanda des cartes : cinq et as. Ça irait. Puis Amon prit ses propres cartes : un quatre et un roi.
— Grand Dieu ! s’exclama-t-il.
Amon n’employait jamais de jurons obscènes, trop vulgaires à son gré. Il eut un petit rire qui sonnait faux.
— Ma première donne, expliqua-t-il, était un trois et un cinq. Avec un quatre, ça allait encore. Et voilà que je tire ce sacré roi.
Il finit par signer la lettre. Oskar rassembla ses gains et les remit quand même à Amon.
— Prenez soin de la fille, dit-il. Jusqu’au jour où nous devrons tous partir.
Au fond de sa cuisine, Helena Hirsch ignorait qu’elle allait devoir sa vie à un coup du sort.
Oskar avait dû raconter à Stern les événements de la soirée car des rumeurs commencèrent à circuler non seulement dans les bureaux administratifs mais aussi dans les ateliers : Oskar avait un plan. Il y avait une liste Schindler. On aurait fait n’importe quoi pour figurer dessus.
CHAPITRE 31
Qui était exactement Schindler ? Quelles étaient ses motivations profondes ? Les survivants qui ont connu Herr Direktor en sont encore à formuler des hypothèses. La plupart des juifs de Schindler que nous avons rencontrés s’interrogent toujours : « Je ne sais pas ce qui l’a poussé à faire ce qu’il a fait. » Notons d’abord qu’Oskar était un joueur-né, mais c’était aussi un grand sentimental qui aimait faire le bien et que ça se sache. Il y avait aussi chez lui un côté anar qui le portait à tourner en ridicule l’ordre établi. Sous l’écorce d’une sensualité débridée, il était finalement profondément humain. La bestialité de certains de ses concitoyens le dégoûtait profondément. Mais tout cela n’explique qu’en partie la ténacité dont il fit preuve pour sauver du désastre les gens d’Emalia en cet automne 1944.
Et pas seulement ces gens-là. Au début de septembre, il alla à Podgorze rendre visite à Madritsch qui employait plus de trois mille prisonniers dans sa fabrique d’uniformes. L’usine devait être démantelée. Madritsch garderait ses machines à coudre, mais ses prisonniers iraient Dieu sait où.
— Si nous combinions nos efforts, dit Oskar, nous pourrions tirer quatre mille prisonniers du pétrin : les miens et les vôtres. On pourrait les transférer dans un endroit un peu moins dangereux. En Moravie, par exemple.
Les prisonniers de Madritsch ont toujours révéré sa mémoire. Le pain et les poulets qu’il parvenait à faire entrer dans l’usine étaient payés de sa poche et à ses risques. On pouvait le trouver plus équilibré qu’Oskar. Et
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