La Liste De Schindler
Je dirige une usine essentielle à l’effort de guerre, répondit Oskar en jouant sur un registre maintes fois éprouvé. Ma main-d’œuvre est composée de travailleurs hautement qualifiés. Si on ne les laisse pas en paix, cela implique une perte à la fois pour moi, pour l’Inspection des armements et pour l’effort de guerre. S’il m’arrivait de repérer dans la masse des prisonniers de Plaszow un ouvrier qualifié dont j’avais besoin, bien évidemment je demandais au commandant de me l’envoyer. Et il me le fallait vite, sans passer par tous les services administratifs. Mon seul critère, comme celui de l’Inspection des armements, c’était la productivité. En considération pour les bons offices de Herr Kommandant, il se peut que je lui aie accordé un prêt.
Ce type de défense impliquait la mise en cause de son vieux compagnon de beuverie. Peu importait à Oskar. Les yeux brillant d’innocence, la voix sereine, le ton persuasif, Oskar, sans l’avouer ouvertement, était bel et bien en train de dire aux enquêteurs que cet argent lui avait été extorqué. Ça ne les impressionna pas outre mesure. On l’enferma à nouveau.
L’interrogatoire se poursuivit pendant quatre jours. On ne le battait pas, mais ces enquêteurs-là semblaient véritablement trempés dans l’acier. A un moment, il dut nier qu’il eût été l’ami d’Amon.
— Ce n’est pas mon genre, grogna-t-il en direction des gens du bureau V qui avaient sans doute été mis au courant des rumeurs circulant sur le compte d’Amon et de ses jeunes ordonnances.
Amon, lui, n’aurait sans doute rien compris à l’attitude d’Oskar. Pourquoi celui-ci le méprisait-il ? Pourquoi révélait-il des choses sur son compte aux enquêteurs SS ? Il est vrai qu’Amon entretenait quelques illusions sur le thème de l’amitié. Quand il était en proie au vague à l’âme, il aurait été prêt à parier que Mietek Pemper et Helena Hirsch lui vouaient un dévouement sans bornes. Dans la mesure où il ignorait qu’Oskar était lui aussi bouclé dans une cellule de la rue Pomorska, il aurait aussi bien pu dire aux enquêteurs : « Appelez mon vieil ami Schindler, il témoignera en ma faveur. »
Oskar dut son salut au fait qu’il n’avait jamais vraiment trempé dans les combines d’Amon. Il lui avait donné des conseils, présenté des intermédiaires, mais il n’en avait jamais retiré un bénéfice quelconque. Il n’avait jamais touché un zloty des pourcentages qu’Amon prélevait sur les rations des prisonniers, sur les bijoux de l’atelier d’orfèvrerie, sur les vêtements de la boutique du tailleur, ou sur les tissus de la fabrique de décoration d’appartements. Mais il mentait d’une façon si désarmante (même pour des policiers retors), il assenait certaines vérités avec une naïveté si touchante, et il dominait avec un tel sang-froid les moments où ses interlocuteurs se laissaient prendre à son jeu que les autres finirent par y perdre leur latin. Quand les gens du bureau V finirent par avoir l’air d’accepter la version d’Oskar sur les quatre-vingt mille zlotys prêtés à Amon (ou plutôt extorqués), Oskar demanda innocemment si cette somme pourrait lui être restituée, à lui, Herr Schindler, industriel au-dessus de tout soupçon.
Mais surtout, les déclarations d’Oskar sur son rôle industriel semblaient concorder avec les faits. Quand le bureau V téléphona au colonel Erich Lange, celui-ci témoigna de la valeur des « produits » Schindler en regard de l’effort de guerre. Sussmuth, appelé à Troppau, déclara que l’usine d’Oskar était engagée dans la fabrication d’« armes secrètes ». Nous verrons que ce n’était pas entièrement faux. Mais, présenté de cette façon, c’était à la fois inexact et plein de sous-entendus. Le Führer n’avait-il pas promis des armes secrètes ? La promesse jouait désormais en faveur d’Oskar. Par rapport aux armes secrètes, de quel poids auraient bien pu peser les jérémiades des fonctionnaires de Zwittau ?
Oskar commençait pourtant à trouver son emprisonnement bien pesant. Au cours du quatrième jour, un de ses interrogateurs vint dans sa cellule non pas pour le questionner, mais pour lui cracher au visage. Heureusement, la salive n’atteignit que le revers de son veston. Mais l’homme vociférait, le traitait de lèche-cul de youpins, de tripoteur de juives… Oskar s’est toujours demandé si ce petit incident
Weitere Kostenlose Bücher