La Liste De Schindler
pourtant pas du genre à immoler une amie de la famille sur l’autel du sexe.
Donc, le mystère demeure. On ignore jusqu’où allèrent les relations de cette jeune fille avec ces messieurs d’Auschwitz. Une chose est certaine, cependant : elle se rendit dans ce royaume des ombres et y fit preuve de courage.
Oskar racontera plus tard les propos que lui tenaient les fonctionnaires d’Auschwitz : « Vos prisonnières sont déjà là depuis plusieurs semaines. Elles ne valent plus rien sur le marché du travail. Oubliez donc ces trois cents-là. On vous en trouvera trois cents autres. Ce ne sont pas les esclaves qui manquent…»
Déjà, en 1942, un sous-officier SS avait tenu le même genre de discours dans la gare de Prokocim :
— Pourquoi vous efforcer de vouloir récupérer tel ou tel prisonnier en particulier, Herr Direktor ? Tous ces numéros sont interchangeables.
Oskar jouait à nouveau sur le même registre qu’à Prokocim : « Ce sont des ouvriers hautement qualifiés dans la fabrication des munitions. Je les ai formés moi-même pendant de longues années. Ils ont atteint un niveau de technicité qui est unique. Je sais ce que valent ces gens. Et ils ont tous un nom. Un point, c’est tout. »
On lui objectait que figurait sur la liste une fille, âgée de neuf ans, d’une dame Phila Rath. Une autre, âgée de onze ans, fille de Regina Horowitz.
— Herr Direktor voudrait-il nous faire croire que ces enfants âgés respectivement de neuf et onze ans sont des ouvriers hautement qualifiés ?
— Elles polissent les douilles des obus de 45 mm, répondait Oskar. Elles ont été sélectionnées en raison de leurs mains très fines qui peuvent se glisser à l’intérieur des douilles comme aucune main ne pourrait le faire.
Ces petites négociations se faisaient soit au téléphone, soit en tête à tête. Oskar en rendait compte au petit cercle de ses amis prisonniers qui, à leur tour, les répercutaient aux autres. Qu’Oskar eût mis en avant la finesse des mains de ces enfants pour polir l’intérieur des douilles n’avait en fait rien à voir avec la réalité. Mais il s’était déjà servi plus d’une fois de cet argument. En 1943, au beau milieu de la nuit, une orpheline de quatorze ans, Anita Lampel, avait été sommée de se rendre sur l’Appellplatz de Plaszow. Oskar était là, en train de discuter avec l’Alteste du camp des femmes, une matrone qui n’avait pas l’air commode. Elle tenait les mêmes propos que Höss ou Hössler tiendraient plus tard à Auschwitz.
— Vous n’allez pas me dire que vous avez besoin d’une ouvrière de quatorze ans à Emalia ? Vous n’allez pas me faire croire que le commandant Goeth vous a autorisé à mettre une fille de quatorze ans sur la liste des départs pour Emalia ? (L’Alteste craignait d’être punie si l’on découvrait que l’on avait manipulé les listes.)
Anita Lampel, qui n’avait vu Oskar que très rarement, fut suffoquée de l’entendre répliquer :
— Je l’ai sélectionnée moi-même pour la valeur industrielle de ses mains fines et longues. Herr Kommandant a d’ailleurs approuvé ce choix.
Anita Lampel, désormais à Auschwitz, avait grandi. Sa « valeur industrielle » ne tenait plus à ses doigts longilignes. Mais l’argument valait pour d’autres, notamment pour les filles de Mme Horowitz et de Mme Rath.
Les fonctionnaires d’Auschwitz avaient sans doute raison de penser que les prisonnières d’Oskar avaient perdu toute valeur sur le marché du travail. Des femmes aussi jeunes que Mila Pfefferberg, Helena Hirsch ou sa sœur ne pouvaient s’empêcher de se tordre quand elles étaient prises d’une crise de colique au beau milieu d’une inspection. Mme Dresner avait perdu tout appétit et ne parvenait même pas à ingurgiter l’infâme brouet quotidien. Danka essayait bien de forcer dans la bouche de sa mère quelques cuillerées tiédasses qui l’auraient au moins réchauffée, mais sans succès. Bientôt, Mme Dresner serait réduite à l’état de « musulmane », une appellation forgée dans les camps à partir d’actualités filmées que certains se rappelaient avoir vues avant-guerre sur la famine dans les pays arabes et qui s’appliquait aux prisonniers ayant franchi la ligne séparant les vivants en sursis des morts en puissance.
Clara Sternberg, une femme âgée d’à peine quarante ans, avait été séparée du groupe Schindler pour être mise dans ce qu’on
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