La Liste De Schindler
un lieu où toutes les normes n’étaient pas seulement érodées mais inversées, un peu comme un trou noir sur la croûte terrestre où tout le mal se serait concentré, où l’histoire, la religion, les us et coutumes auraient été aspirés, où les noms qu’on donnait aux choses ne signifiaient plus rien, sauf leur contraire. On appelait « caves de désinfection » les chambres à gaz en sous-sol, « salles de douches » celles du rez-de-chaussée. L’Oberscharführer Moll, qui avait la charge d’expédier les cristaux à travers les toits des « caves » et les murs des « salles », ordonnait la mise en route en hurlant : « Allez, donnez-leur quelque chose à mâcher. »
Höss, retourné à Auschwitz en mai 1944, commandait l’ensemble du camp à l’époque où les femmes de Schindler étaient à Birkenau, dans des baraques très proches de l’endroit où habitait l’Oberscharführer Moll dont la folie était légendaire. Oskar s’est-il colleté avec Höss lui-même pour obtenir de récupérer ses trois cents prisonnières ? On l’a dit. Et il est certain qu’il a dû avoir avec Höss de nombreuses conversations téléphoniques, ainsi, sans doute, qu’un échange de bonnes manières. Mais il devait également compter avec le Sturmbannführer Fritz Hartjenstein, commandant d’Auschwitz 2, c’est-à-dire d’Auschwitz-Birkenau, et avec l’Untersturmführer Franz Hössler, le jeune officier en charge du cantonnement des femmes.
On sait qu’Oskar délégua une jeune personne munie d’une valise emplie de liqueurs, de jambons et de diamants pour tenter de circonvenir ces trois fonctionnaires. Certains prétendent qu’à la suite de cette visite, Oskar se rendit lui-même sur place accompagné d’un officier SA très influent, le Standartenführer Peltze qui, selon la version d’Oskar, se serait révélé plus tard être un agent britannique. D’autres affirment qu’Oskar se tint délibérément à l’écart d’Auschwitz et se rendit plutôt à Oranienburg et à l’Inspection des armements pour inciter des gens haut placés à faire pression sur Höss.
Stern a raconté plus tard sa version des faits au cours d’une cérémonie à Tel-Aviv : après qu’Oskar fut relâché, Stern, « sous la pression de certains de ses amis », supplia Oskar de faire quelque chose pour les femmes captives à Auschwitz. Pendant qu’ils discutaient, une secrétaire (Stern ne dit pas laquelle) entra dans le bureau. Schindler évalua la jeune fille du regard et lui mit sous les yeux une bague sertie d’un beau diamant. Ce bijou lui plairait-il ? La jeune fille parut très excitée.
— Prenez la liste des femmes, lui aurait dit Oskar. Trouvez-vous une grosse valise et remplissez-la avec les meilleurs alcools et les meilleurs produits que vous pourrez trouver dans la cuisine. Et partez pour Auschwitz. Vous savez que le commandant a un certain penchant pour les jolies filles. Si vous arrivez à le convaincre de relâcher les prisonnières, vous aurez la bague. Et beaucoup plus encore.
Voilà bien une scène digne de l’Ancien Testament où parfois, pour épargner la tribu, on offrait une jeune fille à l’envahisseur. Mais c’est aussi une scène typique de cette Europe centrale sous le joug nazi, avec ses relents de corruption et de femmes à vendre.
Selon Stern, la fille s’exécuta. Mais quand Oskar s’aperçut qu’elle n’était pas rentrée au bout de quarante-huit heures, il partit lui-même en compagnie de ce Peltze pour tenter de régler l’affaire.
La légende veut cependant qu’Oskar ait envoyé une petite amie dans le lit du commandant – que ce soit Höss, Hartjenstein ou Hössler – et qu’elle ait laissé plusieurs diamants sur l’oreiller. D’autres, comme Stern, affirment que c’était « une de ses secrétaires », d’autres encore qu’il s’agissait d’une jolie SS blonde de la garnison de Brinnlitz qui deviendrait plus tard la maîtresse d’Oskar.
Emilie Schindler, pour sa part, a raconté que cette émissaire, âgée de vingt-deux ou vingt-trois ans, était une fille de Zwittau dont le père avait été un vieil ami de la famille Schindler. Elle était revenue récemment des territoires occupés en Russie où elle exerçait la fonction de secrétaire dans les services administratifs. C’était une amie d’Emilie, et elle se serait portée volontaire pour cette mission. Oskar, bien qu’il ne se refusât rien de ce côté-là, n’était
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